Quelque chose que les dieux n'ont pas
Agenda du 9 août 1958
Si l’amour humain arrivait sans mélange, il serait tout-puissant. Malheureusement, dans l’amour humain, il y a autant d’amour de soi que d’amour pour celui qu’on aime ; ce n’est pas un amour qui vous fait vous oublier.
Évidemment, les dieux des Pouranas sont bien pires que les êtres humains, nous l’avons vu dans ce film de l’autre jour [1] (et c’est tout à fait vrai, cette histoire). Les dieux du Surmental sont infiniment plus égocentriques et, pour eux, la seule chose qui compte, c’est leur puissance, la mesure de leur puissance. L’homme a ceci en plus qu’il a un être psychique, par conséquent il a l’amour véritable et la compassion – c’est sa supériorité sur les dieux. C’était très très clairement exprimé dans ce film, et c’est très vrai.
[1] Anousouya : femme du rishi Atri, douée d’une grande force intérieure. En l’absence de son mari, trois dieux étaient venus (Brahma, Vishnou et Maheshwar) déguisés en brahmanes lui demander à manger; puis ils refusèrent de manger si elle ne les servait pas nue. Etant brahmanes, elle ne pouvait pas les renvoyer sans les nourrir; alors, par son pouvoir intérieur, elle les a changés en bébés et les a servis nue. Ce film a été projeté au Terrain de Jeu de l’Ashram le 5 août 1958.
Les dieux n’ont pas de faute parce qu’ils vivent selon leur nature propre, spontanément et sans contrainte : c’est leur manière de dieux. Mais si l’on se place à un point de vue supérieur, que l’on a une vision supérieure, une vision d’ensemble, ils ont moins de qualités que l’homme. Dans ce film, il était prouvé que les hommes, par leur capacité d’amour et de don de soi, peuvent avoir autant de puissance que les dieux, et même plus, à cause de cela – quand ils ne sont pas égoïstes, quand ils peuvent surmonter leur égoïsme.
Il est certain que l’homme est plus près du Suprême que les dieux. A condition qu’il remplisse la condition voulue, il peut être plus près – il ne l’est pas automatiquement, il peut l’être, il a le pouvoir de l’être, la potentialité.
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Agenda du 2 août 1961
Mais Théon n’avait pas du tout idée de la voie de la bhakti [dévotion, amour], pas du tout. L’idée de surrender au Divin [soumission, abdication] lui était absolument étrangère. Mais il avait l’idée de la Présence divine ici (Mère désigne le centre du cœur), du Divin immanent et de l’union avec Ça. Et il disait que c’était par l’union avec Ça et en laissant Ça transformer l’être, qu’on arriverait à cette création divine et à la transformation de la terre.
C’était, lui qui, le premier, m’a donné cette idée que la terre était symbolique, représentative – symbolique de l’action universelle concentrée pour permettre aux forces divines de s’incarner et de travailler concrètement. Tout cela, c’était de lui que je le tenais.
A propos, quelque part, tu dis que les dieux aussi doivent s’incarner pour devenir complètement conscients.
Oui, parce que...
Comment est-ce possible ? Les dieux ne sont pas complètement conscients !
Non : ils n’ont pas d’être psychique, alors tout ce côté-là de la vie n’existe pas pour eux.
Toutes les traditions que l’on trouve ici, dans l’Inde (et dans d’autres pays aussi, dans d’autres religions aussi), où ces dieux sont des êtres impossibles la plupart du temps (I) eh bien, c’est parce que les dieux n’ont pas d’être psychique. L’être psychique est une chose qui appartient à la vie terrestre en propre ; il a été (comment dire ?)... une grâce, pour réparer, défaire ce qui avait été fait.
Oui, mais les dieux sont conscients du Divin ?
Écoute, mon petit, ils sont conscients de leur divinité ! surtout de ça.
Ils sont branchés, oui, mais ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’est le surrender. J’en ai l’expérience.
J’ai eu une expérience très intéressante – était-ce l’année dernière ou l’année d’avant, je ne sais pas, mais c’était après être remontée [5]...
[5] Après 1958.
Tu sais qu’au moment des poudjâs, ces déesses viennent tout le temps (elles n’entrent pas dans le corps en se liant, mais elles viennent pour se manifester), et cette fois-là (je crois bien que c’était le poudjâ de l’année dernière, pas plus tôt que cela), il y avait Dourga (Dourga vient toujours quelques jours d’avance et elle reste dans l’atmosphère : elle est là, comme ça – geste, comme si elle se promenait avec Mère), et alors cette fois-là, pendant mes méditations là-haut, j’avais un rapport avec elle, et il y avait le nouveau Pouvoir qui est en moi, dans ce corps maintenant – dans ce corps – et... (comment peut-on dire cela ?) je la faisais participer à cette conception du surrender. Et elle a eu une expérience, mon petit ! Elle a eu une expérience extraordinaire : de la joie de se brancher. Et elle a déclaré : «A partir de ce moment, je suis une bhakta [6] du Seigneur.»
[6]. Bhakta : adoratrice.
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C’était beau.
N’est-ce pas, c’est une Puissance formidable : c’est une Puissance universelle, éternelle, formidable. Eh bien, cette expérience, elle ne l’avait jamais eue : elle avait l’expérience de son pouvoir. Elle recevait les Ordres et obéissait aux Ordres, mais comme ça, automatiquement. Et tout d’un coup, elle a senti l’extase d’être un instrument conscient.
C’était vraiment... c’était vraiment beau.
Je le savais parce que je me souviens du temps où je donnais mes méditations quand Sri Aurobindo était là. Je descendais l’escalier pour donner une méditation aux gens qui étaient dans le hall (tu sais, il y a une plinthe à un certain endroit, là, au dessus des colonnes): tous les dieux étaient assis là – Shiva, Krishna, Lakshmi, la Trimourti, tous-tous-tous, des petits, des grands, qui venaient et puis qui s’asseyaient là. C’était très joli à voir. Et régulièrement ils venaient tous les jours et ils étaient là, et ils assistaient à la méditation.
Mais ce n’était pas l’adoration du Suprême, n’est-ce pas, ils n’avaient aucun besoin de cette conception : ils avaient le plein sentiment de leur divinité éternelle, chacun avec son mode d’être. Et ils sentaient bien, puisque chacun savait qu’il pouvait représenter tous les autres (l’adoration populaire était comme cela [7], ils le savaient), ils se sentaient une sorte de communauté, mais ils n’avaient aucune de ces qualités que donne la vie psychique : pas l’amour profond, la sympathie profonde, le sens de l’union. Ce n’était pas cela : ils avaient le sens de leur divinité. Ils avaient aussi des mouvements très particuliers mais pas cette espèce d’adoration du Suprême et de sentiment qu’ils étaient des instruments – ils représentaient le Suprême. Chacun représentait le Suprême, par conséquent pleinement satisfait de sa représentation.
[7]. Chaque adorateur d’un culte particulier sait parfaitement que son dieu est simplement une manière de représentation de quelque chose qui est unique.
Il n’y avait que Krishna parce que... En 1926 (c’était en 26, je crois), j’avais commencé une sorte de création de l’Overmind [le Surmental], c’est-à-dire que j’avais fait descendre l’Overmind dans la Matière, sur la terre, et puis je commençais à préparer tout cela (il y avait des commencements de miracles et toutes sortes de choses). Et alors, ces dieux, je leur demandais de s’incarner, de s’identifier à un corps (il y en avait qui refusaient absolument), mais j’ai vu de mes yeux Krishna, qui était toujours en rapport avec Sri Aurobindo, consentir à venir dans son corps. C’était un 24 novembre. Ça a été le début de «Mother» [«Mère [8]»].
[8]. A partir de 1926, Sri Aurobindo a officiellement présenté Mère aux disciples comme «La Mère». Avant, Sri Aurobindo disait souvent «Mirra».
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Agenda du 27 janvier 1962
(Au début de cet Agenda, Mère explique la création du monde, avec les 4 premiers Émanations qui sont devenus les 4 premiers Asuras. Alors la Mère a du intervenir pour corriger les dégâts.)
Mais en même temps qu'Elle plongeait dans la terre, il y avait une seconde série d'émanations, les dieux, pour les régions intermédiaires entre Satchidânanda et la terre. Et ces dieux (riant), on a pris bien soin qu'ils soient parfaits pour qu'il n'y ait pas d'ennuis ! Mais ils sont un peu... un peu trop parfaits, non ? Oui, un peu trop parfaits : justement ils ne font jamais de fautes, ils font toujours exactement ce qu'on leur dit de faire... bref, un petit peu de manque d'initiative. Ils en ont, mais...
En fait, ils n'étaient pas surrendered [ils n'avaient pas fait leur soumission] à la manière dont peut le faire un être psychique, parce qu'ils n'avaient pas de psychique. L'être psychique est le résultat de cette descente. Il n'y a que les hommes qui en ont. Et c'est ce qui fait que l'humanité est TRÈS supérieure aux dieux.
Théon, lui, insistait beaucoup là-dessus : dans toute son histoire, les hommes sont très supérieurs aux dieux et ils ne doivent pas leur obéir – ils ne doivent être en rapport qu'avec le Suprême sous son aspect d'Amour parfait.
Je ne sais pas comment dire... Moi, tous ces dieux m'ont toujours paru (pas tels qu'on les décrit ici dans les Pouranas, c'est différent – pas tellement différent !) mais tels que les présente Théon, ils étaient un peu « à la guimauve » ! Voilà. Ce n'était pas qu'ils n'avaient pas de pouvoir – ils avaient beaucoup de pouvoir, mais il leur manquait cette flamme de l'être psychique.
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Agenda du 26 septembre 1962
Qu'est-ce que tu veux savoir ?
Surtout, je voudrais comprendre la différence entre le surmental et le Supramental ? C'est surtout cette question que je voudrais comprendre d'une façon non pas abstraite mais concrète.
Le surmental n'est pas intellectuel. C'est le domaine des dieux.
C'est le domaine des dieux et c'est le domaine qui a gouverné la terre. Tous les dieux que les hommes ont connus et adorés et avec lesquels ils ont été en rapport, c'est là.
Oui, un domaine de dieux, avec des vies de dieux, des manières de dieux – ce n'est pas le Supramental.
Oui, justement, qu'est-ce qui fait la différence vraiment ?
Mais je ne crois pas que les dieux ont le Supramental.
Oui, les dieux s'arrêtent au surmental.
Je ne connais pas les traditions hindoues purement hindoues, mais les dieux, ce sont les êtres avec lesquels les Védas et les gens de l'époque védique étaient en rapport, du moins je le pense. Ce que je connais des dieux, je l'ai connu avant, par l'autre tradition, chaldéenne.
Mais Théon disait que la tradition védique (qu'il connaissait d'ailleurs) et cette tradition-là étaient sorties d'une tradition antérieure commune. D'après lui, il y a cette histoire des premiers Émanés qui, dans leur parfaite indépendance, se sont séparés du Suprême dans leur action et ont créé tout le désordre – c'est ça, la cause du Désordre de la création. Après, il y a eu l'émanation des dieux : les dieux ont été émanés pour réparer le mal qui était fait et organiser le monde selon la Volonté suprême. Naturellement, c'est une façon enfantine de dire les choses, mais c'est compréhensible. Et alors tous ces dieux travaillent dans l'harmonie, dans l'ordre. C'est ce que dit cette ancienne tradition.
La tradition indienne, autant que je l'aie comprise, a inclus tout ce qui provient des premiers Émanés dans son panthéon, puisque tous les dieux de destruction, les dieux d'inconscience, les dieux de souffrance, tout cela est compris parmi ses dieux.
Au fond, c'est à chacun, je crois, d'appeler du nom qu'il veut ce qu'il veut. C'est toujours comme cela que je l'ai senti. Même dans la tradition hindoue, il est écrit : « L'homme est un bétail pour les dieux, méfiez-vous des dieux. »
Pour moi, tout ça, ce sont des langages – des mots pour chacun suivant ce qui est le plus conforme à sa nature.
J'ai eu des rapports conscients avec tous les êtres de la tradition telle que je l'avais connue par Théon, et des rapports avec tous les êtres tels qu'ils sont expliqués dans la tradition indienne, et au fond, autant que je sache, j'ai eu des rapports avec toutes les divinités de toutes les religions. Ça s'échelonne (geste en gradin). Il y a des êtres depuis... même dans le vital, il y en a ; dans le mental, les hommes ont déifié beaucoup de choses : tous les êtres qui pour eux n'étaient pas exactement comme eux, facilement ils en faisaient des dieux. Si on est éclectique, on peut avoir des rapports avec tous. Et tous ont leur réalité, leur existence.
C'est une région qui juste domine la terre et le Mental (même le mental le plus haut). Mais l'évolution – l'évolution terrestre, n'est-ce pas, qui a son rythme propre, plus condensé, concentré, et on pourrait dire plus aigu que l'évolution universelle dans son ensemble –, cette évolution terrestre a, à travers l'espèce humaine, créé une sorte d'intellectualité supérieure qui est capable de traverser la région surmentale ou la région des dieux et d'aller directement à un Principe plus élevé.
Mais cette région surmentale, cette région des dieux qui ont le pouvoir de gouverner l'univers et partiellement la terre, elle a sa réalité propre ; on peut entrer en rapport avec elle et on peut s'en servir – les «ancêtres» des Védas s'en servaient, les occultistes s'en servent, même les tantriques s'en servent. Mais il y a une autre voie, qui justement se méfie des dieux et qui passe au travers par une sorte de... on pourrait dire d'ascétisme intellectuel qui se méfie des formes, des images, des expressions variées, et qui s'en va comme une flèche toute droite, très fière et très pure, vers la Lumière supramentale. Ça, c'est une expérience vivante.
Sri Aurobindo a prêché le yoga intégral où tout était compris, et par conséquent on peut avoir toutes les expériences. En fait, l'univers a été créé pour être un champ d'expériences, n'est-ce pas. Il y a des gens qui aiment mieux les chemins courts, directs et étroits – c'est leur affaire. Mais il y en a d'autres qui aiment perdre leur temps en route aussi – c'est leur affaire ! Et il y en a qui sont portés à avoir toutes les expériences, et par conséquent qui se promènent très souvent et longtemps dans ce monde surmental. Il y en a naturellement (la grande majorité), la grande majorité de ceux qui ont des aspirations religieuses, ça les met en rapport avec des divinités, et ils s'en tiennent là, c'est pour eux suffisant.
Mais tout ce que je viens de dire, c'est seulement un très petit peu de tout ce qu'il y a.
Au fond, ce domaine des dieux, c'est du même côté que le nôtre, seulement c'est à la dimension des dieux : le pouvoir des dieux, les possibilités des dieux, la conscience des dieux, la liberté des dieux, et puis ils sont immortels. C'est une vie de dieux ! C'est... je crois que la majorité des êtres humains serait plus que satisfaite avec ça !
Ils viennent aussi s'amuser sur la terre, toutes les histoires nous le racontent (je sais qu'il y en a qui viennent sur la terre prendre un corps humain pour avoir un être psychique – mais ce n'est pas tous). La plupart, ça les amuse d'être en rapport avec les êtres humains. En tout cas, dans leur domaine propre, ils ont un corps – on n'a pas du tout l'impression de n'avoir pas de corps. Ils ont un corps. Ils ont un corps immortel.
Oui, mais dans le Supramental aussi ?
Mais les dieux ne vont pas dans le Supramental !
Non, ce que je voulais surtout savoir, c'est la différence quand on passe de l'autre côté, dans le Supramental. La différence de vision entre le Supramental et le surmental ?
Je ne sais pas ce que Sri Aurobindo te dirait...
J'étais justement en train de regarder ça, ces jours-ci. Pour moi, la conscience surmentale est une conscience magnifiée, beaucoup plus belle, beaucoup plus haute, beaucoup plus puissante, beaucoup plus heureuse, beaucoup plus... avec beaucoup de beaucoup plus.
Mais... Par exemple, je peux te dire une chose : les dieux n'ont pas le sens de l'Unité. Ils se disputent entre eux, à leur manière, mais enfin c'est pour dire qu'ils n'ont pas le sens de l'unité, ils n'ont pas le sens d'être tous un et d'être des expressions du Divin – du Divin unique.
Par conséquent, ils sont encore de ce côté-ci. Ils sont encore de ce côté-ci dans une forme magnifiée, c'est-à-dire avec des pouvoirs que nous ne comprenons pas, une puissance, par exemple, de changer leur forme comme ils veulent, d'être à tous les endroits en même temps comme ils veulent – toutes sortes de choses que les pauvres êtres humains rêvent d'avoir mais n'ont pas. Ils ont tout ça. Ils vivent une vie – une vie divine ! Mais ce n'est pas le Supramental.
Le Supramental, c'est la Connaissance. C'est la Connaissance pure. Oui, c'est savoir – savoir ce qui est à savoir.
Ce n'est plus un jeu entre des gens et des choses, c'est... Vraiment, le signe du Supramental, c'est l'Unité. L'Unité qui n'est plus une addition d'un tas de choses différentes mais au contraire une Unité qui... qui joue avec Elle-même. Il n'y a plus cette relation des dieux entre eux, des dieux avec le monde – ils appartiennent encore à la diversité, mais sans l'ignorance. Il n'ont pas l'Ignorance, ils n'ont pas ce que nous avons ici, ce qu'a l'être humain. Ils n'ont pas l'Ignorance, ils n'ont pas l'Inconscience, mais ils ont le sens de la diversité et de la séparation.
Et cette expérience de Sri Aurobindo à Alipore ? Tu sais, la célèbre expérience quand il voit Nârâyana dans les prisonniers, Nârâyana dans les gardiens, Nârâyana partout ?
Ça, c'est le Suprême. L'Unité.
C'est une expérience supramentale ou une expérience...
C'est supramental.
Supramental ?
Oui, c'est l'expérience – il l'appelait Nârâyana parce qu'il était Indien.
C'est Supramental, ce n'est pas surmental ?
Non, non.
C'est comme dans la Guîtâ telle que Sri Aurobindo l'a expliquée : ce n'est pas le surmental, c'est le Supramental. C'est l'Unité, c'est l'expérience de l'Unité.
Pour moi, l'expérience des dieux, ça n'a jamais été qu'une distraction – un amusement, une chose plaisante, une distraction. Tout ça ne me paraît ni essentiel ni indispensable. On peut se payer le luxe d'avoir toutes ces expériences, et ça augmente votre connaissance, votre pouvoir, votre ceci, votre cela, mais ça n'a pas autrement d'importance. N'est-ce pas, LA chose, c'est tout à fait différent.
On peut s'en passer. On peut avoir le contact avec le Supramental sans aucune de ces expériences, ce n'est pas indispensable. Mais si on veut connaître l'univers et vivre l'univers, si on veut être identifié au Suprême dans Son expression, alors tout ça fait partie de Son expression à des degrés différents, avec des pouvoirs différents. Tout ça fait partie de Son expérience. Et alors pourquoi pas ? On peut se payer le luxe d'avoir tout ça. C'est très intéressant – c'est très intéressant : ce n'est pas indispensable.
Je pense que tout naturellement, une fois qu'on est identifié au Suprême, que le Suprême vous a choisi pour faire une œuvre sur la terre, eh bien, il vous gratifie naturellement de toutes ces choses parce que – parce que ça augmente votre pouvoir d'action, c'est tout. C'est tout.
Pour moi, il n'y a plus de problèmes, il n'y a plus de problèmes !
Cette classification (des plans de conscience), c'est très commode, c'est très nécessaire à un moment donné, surtout au moment de l'ascension, de la prise de conscience, mais après...
(silence)
Sri Aurobindo n'a pas beaucoup insisté sur le Surmental. Le seul point intéressant, c'est que ce Surmental a gouverné le monde à travers toutes les religions. Et que c'est le lieu de toutes les divinités, de tous les êtres dont les hommes ont fait des dieux dans leurs religions. Ce sont des êtres qui existent dans leur monde, et il y a des hommes qui ont été en rapport avec eux, qui ont été comme submergés par leurs pouvoirs et leur supériorité, et qui en ont fait des religions – des religions et des dieux.
Mais il ne faudrait pas insister là-dessus [1].
[1]. Dans le livre que le disciple est en train d'écrire.
Comme je l'ai dit, on peut passer sans passer au travers, ou même on peut passer au travers sans s'en apercevoir. Dans les Védas, ce qui m'a intéressée, c'est qu'ils disent que si on ne fait pas l'ascension comme il faut et si on essaye de passer au travers sans passer par eux, il vous arrive des choses désagréables, on est arrêté sur le chemin – tu te souviens [1] ?
[1]. Il s'agit sans doute du colloque entre le Rishi Agastya et Indra (On the Veda p. 287 sqq) dont Mère avait parlé l'année précédente. Voir Agenda, 22 janvier 1961, tome II, p. 41.
Ça te donne une idée de ce que c'est. C'est comme une zone intermédiaire. Très supérieure à la terre, mais c'est une zone intermédiaire. Alors il y a ceux qui ont essayé de passer au travers sans s'arrêter ; et là, ils disent qu'on a des ennuis. Moi, je n'en sais rien, je ne peux pas parler d'autre chose que de mon expérience, parce que c'était toujours une sorte de fraternité, n'est-ce pas (!) je les connaissais, je les fréquentais, alors il n'était pas question de passer au travers ou de ne pas passer au travers !
Mais l'impression que j'ai, très forte, c'est que c'est un monde semblable encore au nôtre, mais magnifié, et pas du tout cette Création Supramentale qui doit amener ici le sens du Suprême et de l'Unique – ça appartient au vieux chemin.
Au fond, ça appartient au vieux chemin, c'est la conséquence de ce qui est arrivé et la conséquence de toute la formation (universelle) telle que nous la connaissons. Les gens qui croient au Mal essentiel diraient : « C'est la conséquence de cet accident de la création. » – Est-ce un accident ? J'ai mes doutes. Ça reste à être révélé. Mais on ne le saura que quand... quand ce sera fini.
Je parle par énigmes, mais enfin !
Je veux dire que le pourquoi et le comment de comment c'est, on ne le saura que quand – quand la courbe sera finie.
Mais ils appartiennent à cette courbe. Le surmental appartient à cette courbe.
Tous ces dieux, ils sont très gentils ! Quelquefois pour certaines personnes, ils sont insupportables (Mère rit), mais ils sont très gentils ! Ils ont leurs défauts, ils ont leurs qualités, ils sont très gentils. Ils ont toujours été très gentils avec moi !
Fini. (Mère fait une croix sur sa bouche)
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Agenda du 27 octobre 1962
Mais ces grandes ondes musicales que tu entends, tu avais dit que c'était au-delà des sons. Est-ce que c'est dans ce domaine de vibrations lumineuses ?
Oui... Mais c'est la partie supérieure de la zone musicale. Chacune de ces zones a des degrés intérieurs, et au sommet de la zone musicale, ça commence déjà à être des ondes, des ondes de vibration. Mais c'est directement en rapport avec la musique, tandis que ces forces colorées dont je parle sont en rapport avec les transformations terrestres, les actions – les grandes actions. Ce sont des pouvoirs d'action. Cette zone dont on n'entend pas le son se traduit ensuite par des sons, par de la musique. C'est le sommet. Dans chacune de ces zones, il y a des degrés.
En somme, quand on est là-haut, à cette Origine, c'est une même vibration qui peut se traduire en musique ou en pensée ou en formes architecturales ou picturales, non ?
Oui, mais elle subit des transformations spéciales en route. Elle passe par une zone ou par l'autre, et là, elle subit des transformations pour s'adapter au mode spécial d'expression. Les ondes musicales sont un mode spécial de traduction de ces ondes colorées – on devrait dire «lumineuses» parce que c'est lumineux en soi. Des ondes de lumière colorée. Des grandes ondes de lumière colorée.
(silence)
Toutes ces zones de création artistique, c'est très en haut de la conscience humaine ; c'est pour cela que l'Art peut être un merveilleux instrument de progrès spirituel. Parce que ce monde de création, c'est aussi le monde des dieux – mais les dieux n'ont pas du tout le goût de la création artistique, je regrette de le dire [1] ; ils n'éprouvent pas du tout le besoin de la permanence des formes, ça leur est bien égal ! Quand ils veulent quelque chose, il suffit qu'ils le veuillent et c'est là ; quand ils ont envie d'un entourage, d'un cadre particulier, ils souhaitent et ça se forme tout seul – tout vient comme ils le veulent, alors ils ne sentent pas le besoin de fixer des formes. Tandis que l'homme, qui n'a pas ce qu'il veut comme il veut, doit faire un effort pour donner une forme, et c'est pour ça qu'il progresse – l'art est un grand moyen de progrès spirituel.
[1]. La fois suivante, Mère a ajouté cette rectification : «Après ton départ, ils sont venus. En fait, ce n'est pas que je me sois souvenue, c'est qu'ils m'ont fait souvenir ! Il y a Saraswati qui m'a dit : «Et ma cithare ?» Et il y a Krishna qui m'a dit : «Et ma flûte ?» (Mère rit) Il y a encore quelqu'un d'autre qui est venu, je ne me souviens plus qui. Ils n'étaient pas contents ! Ils m'ont dit tout de suite : «Qu'est-ce que tu dis ! nous aimons la musique.» Bon. J'ai dit : «C'est bien.» (Mère rit) C'est vrai, Krishna est un grand musicien, et Saraswati c'est la perfection de l'expression... Maintenant que nous avons reconnu leurs qualités (Mère s'incline), continue ta lecture.»
Mais ces grandes ondes musicales qui m'intéressent, j'avais l'impression qu'elles devaient se situer bien au-dessus du monde de la pensée...
Tu sais, ce n'est pas tout à fait comme une géographie !
Mais c'est tout à fait en bordure de l'hémisphère supérieur... C'est la première traduction de la Conscience sous forme de joie.
Je me souviens, j'ai retrouvé cette même vibration de joie dans Beethoven et dans Bach (aussi chez Mozart, mais moins fort). La première fois que j'ai entendu le concerto en ré de Beethoven – en ré majeur, violon et orchestre –, tout d'un coup, le violon commence (pas tout au début, il y a d'abord un mouvement d'orchestre puis le violon reprend) et alors, dès les premières notes du violon – c'était Ysaye qui jouait, un musicien [2] – dès les premières notes, c'est comme si ma tête s'ouvrait tout d'un coup, et j'ai été projetée dans une magnificence, oh !... C'était absolument merveilleux. Pendant plus d'une heure j'étais dans un état béatifique. Ysaye était un musicien !
[2]. Ysaye : célèbre violoniste belge (1838-1931), compagnon de Rubinstein.
Et je ne connaissais rien de ces mondes-là, note, je n'avais pas la moindre connaissance ; mais toutes mes expériences sont venues comme cela, sans que je m'y attende, sans que je le cherche. Je regardais un tableau, et tout d'un coup même chose : ça s'ouvrait dans ma tête et je voyais l'origine du tableau – des couleurs !... On peut arriver à ce monde-là sans passer par toutes les gradations mentales, directement à partir du vital.
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Agenda du 12 janvier 1965
(Puis Mère passe à la préparation de l'Aphorisme pour le prochain Bulletin :)
108 – Quand il observait les actes de Janaka [3], Nârada lui-même, le sage divin [4], pensait que c'était un mondain adonné au luxe et un libertin. Si tu ne vois pas l'âme, comment peux-tu dire qu'un homme est libre ou esclave ?
[3]. Janaka : roi de Mithilâ au temps des Oupanishads, célèbre pour sa connaissance spirituelle et sa réalisation divine, bien qu'il menât la vie ordinaire du monde.
[4.] Nârada : sage errant qui va en jouant de la vina. Immortel comme les dieux, il apparaît sur la terre quand il veut. On en parle dès le temps des Oupanishads.
Cela soulève toutes sortes de questions. Par exemple, comment se fait-il que Nârada ne pouvait pas voir l'âme ?
Pour moi, c'est très simple. Nârada était un demi-dieu, n'est-ce pas, il appartenait au monde surmental et il avait la possibilité de se matérialiser – ces êtres-là n'ont pas de psychique. Les dieux n'ont pas en eux l'étincelle divine qui est le centre du psychique puisque c'est seulement sur la terre (je ne parle même pas de l'univers matériel), seulement sur la terre qu'il y a eu cette Descente de l'Amour divin qui a été à l'origine de la Présence divine au centre de la Matière. Et naturellement, comme ils n'ont pas d'être psychique, ils ne savent pas, ils ne connaissent pas l'être psychique. Il y a même de ces êtres qui ont voulu prendre un corps physique afin d'avoir l'expérience de l'être psychique – il n'y en a pas beaucoup.
Généralement, ils ne l'ont fait que partiellement par une «émanation», mais pas une descente totale. Il est dit, par exemple, que Vivékananda était une incarnation (un vibhouti) de Shiva ; mais Shiva lui-même... J'ai eu des relations très proches et il a clairement exprimé la volonté de ne venir sur la terre qu'avec le monde supramental. Quand la terre sera prête pour la vie supramentale, il viendra. Et presque tous ces êtres se manifesteront – ils attendent ce moment, ils ne veulent pas de la lutte et de l'obscurité de maintenant.
Et certainement, Nârada faisait partie de ceux qui venaient ici... Au fond, c'était un amusement ! il jouait beaucoup avec les circonstances. Mais il n'avait pas la connaissance de l'être psychique et cela devait l'empêcher de reconnaître l'être psychique là où il était.
Mais toutes ces choses ne peuvent pas s'expliquer : ce sont des expériences personnelles. Ce n'est pas une connaissance suffisamment objective pour pouvoir être enseignée. Cela vient de ma relation avec tous ces êtres, des échanges avec eux – je les connaissais avant même de connaître la tradition hindoue. Mais on ne peut rien dire d'un phénomène qui dépend d'une expérience personnelle et qui n'a d'autre valeur que pour celui qui a l'expérience. Parce que tout le monde a le droit de dire : «Eh bien, oui, vous pensez comme cela, vous avez une expérience comme cela, mais elle n'a d'autre valeur que pour vous.» Et c'est parfaitement vrai.
Ce que Sri Aurobindo dit était fondé sur l'érudition de la tradition de l'Inde et il dit ce qui a concordé avec son expérience propre, mais il se fondait sur une érudition et une connaissance que je n'ai pas.
Je ne peux que répéter ce qu'il a dit.
Tout ce que l'on peut demander, c'est comment voir l'âme ? Pour voir l'âme, il faut soi-même connaître sa propre âme.
Oui, pour être en rapport avec l'âme, c'est-à-dire l'être psychique, il faut porter soi-même un être psychique, et il n'y a que les hommes – les hommes de l'évolution, ceux qui sont issus de la création terrestre – qui possèdent un être psychique.
Tous ces dieux n'ont pas d'être psychique, c'est seulement en descendant, en s'unissant à l'être psychique d'un homme, qu'ils peuvent en avoir, mais eux-mêmes n'en ont pas.
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Sri Aurobindo – Aphorisme 110
Voir la composition du soleil ou les lignes de Mars est sans doute un grand exploit, mais quand tu auras l’instrument qui te fera voir l’âme de l’homme comme tu vois un tableau, alors tu souriras des merveilles de la science physique comme d’un jouet pour les bébés.
Début du commentaire de Mère du 29 mai 1965 :
C’est la continuation de ce que nous disions tout à l’heure à propos de ceux qui veulent « voir ». Il paraît que Râmakrishna avait dit à Vivékânanda : « Vous pouvez voir le Seigneur comme vous me voyez et entendre Sa voix comme vous entendez ma voix. » Il y a des gens qui ont pris cela pour une déclaration que le Seigneur était en chair et en os sur la terre. J’ai dit : « Non, ce n’est pas cela ! Ce qu’il voulait dire, c’est que si vous entrez dans la vraie conscience, vous pouvez L’entendre (moi, je dis : entendre beaucoup plus clairement que l’on n’entend physiquement, et voir beaucoup plus clairement qu’on ne voit physiquement). » — « Ah ! mais... » Tout de suite, on ouvre de grands yeux, cela devient quelque chose d’irréel !
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Je vous encourage à lire les quelques pages du commentaire de Mère, page 246 à 253.
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En conclusion :
S'imprégner de l'idée qu'il n'y a QUE les hommes qui ont un être psychique, qui est l'amour véritable, que même les dieux avec toute leur connaissance, tous leurs pouvoirs n'en ont pas... il me semble que c'est peut-être le moyen le plus fort pour éveiller l'aspiration à trouver ce cadeau si précieux, si extraordinaire fait à l'espèce humaine...
Prenons conscience de l'extraordinaire privilège que nous avons...
Puissions-nous être dignes de l'immense honneur qui nous est fait...
C'est que nous pourrions reprendre ce qu'ont expliqué Sri Aurobindo pour établir le contact avec notre centre psychique, nous relier à la conscience psychique, nous ouvrir complètement à l'influence du psychique, harmoniser et unifier tout notre être autour de la Présence psychique...
Si le mot "psychique" provoque un trouble, comprenons que cela n'a rien à voir avec ce que nous appelons en psychologie avec le psychisme ou avec les facultés psychiques évoquées dans l'occultisme. Il s'agit de notre âme, de l'étincelle divine en nous, de la flamme de l'aspiration qui brûle tout au fond de notre cœur... et qu'il s'agit de dé-couvrir.
Pour résumer, l'essentiel tourne beaucoup autour de notre capacité d'établir le calme en nous, de nous intérioriser, de nous concentrer profondément au centre de notre poitrine, de nous laisser glisser dans les profondeurs de notre cœur...
Ces articles précédents nous donnent de précieuses indications pour éclairer notre compréhensions et guider notre pratique.
La Flamme dans "Prières et Méditations"
La Flamme dans "Paroles de la Mère"
La Flamme dans "Entretiens 1929-1931"