Le mental intuitif
Sri Aurobindo – La synthèse des yogas
Livre 4 – Le yoga de la perfection de soi
Chapitre 20 – Le mental intuitif
(Ce chapitre peut ne pas être très facile à lire... mais si on le lit petit à petit, tranquillement, chaque phrase, chaque mot, qu'on se laisse imprégner par le texte, il n'est pas si difficile que cela non plus. Je parle de la lecture, non de la réalisation. Certains passages de La vie divine ou d'Essai sur la Guîtâ sont autrement plus compliqués. En tout cas, certains passages de ce chapitre peuvent susciter en nous les déclics nécessaires pour nous ouvrir davantage à ce mental intuitif.
Bonne lecture 🙏 Om)
La nature originelle du supramental est la conscience même de l’Infini, la toute-conscience de l’Esprit, du Moi universel au sein des choses qui, sur le fondement d’une connaissance de soi directe et par la nature même de cette connaissance, organise sa sagesse et sa toute-puissance réalisatrice en vue du déploiement de l’univers et du fonctionnement régulé de toutes choses dans l’univers. Nous pouvons dire que c’est la gnose de l’Esprit, maître de son propre cosmos, âtmâ, jñâtâ, îshvarah.
Tel il se connaît lui-même, tel il connaît toutes choses, car toutes choses sont ses propres devenirs ; il les connaît directement, totalement et du dedans au dehors, spontanément, dans le détail et dans leur organisation, chaque chose en la vérité de son être et de sa nature et dans ses rapports avec le tout.
De même, il connaît toutes les opérations de son énergie avec leurs antécédents, la cause et l’occasion de leur manifestation, leur effet, leur conséquence, toutes choses en leur infini et dans leurs potentialités limitées, dans leur choix du moment et dans leur succession passée, présente et future.
Le supramental organisateur chez un être divin dans l’univers serait une délégation de cette omnipotence et de cette omniscience aux fins de l’action particulière de cet être et dans le cadre de sa nature particulière, y compris tout ce qui relève de son domaine. Dans l’individu, le supramental serait une délégation du même genre à une échelle ou une autre et dans un domaine ou un autre.
Mais, tandis que chez l’être divin ce serait la délégation directe et immédiate d’un pouvoir illimité en soi et seulement limité dans l’action — par ailleurs sans déformation dans son fonctionnement, naturel pour l’être et toujours spontané, complet —, en l’homme l’émergence du supramental serait nécessairement une création graduelle et tout d’abord imparfaite, et pour son mental ordinaire ce serait l’activité d’une volonté et d’une connaissance exceptionnelles ou supranormales.
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Tout d’abord, ce ne sera pas un pouvoir naturel dont l’homme jouira constamment et sans interruption, mais une potentialité cachée qu’il lui faudra découvrir et pour laquelle il n’existe pas d’organes dans sa structure physique ou mentale actuelle ; il lui faudra développer un nouvel organe pour l’exprimer, ou bien adapter ou transformer ceux qui existent déjà et les rendre utilisables à cette fin.
Il ne suffit pas de découvrir le soleil caché du supramental dans la caverne subliminale de notre être secret ni de dissiper le nuage d’ignorance mentale qui couvre sa face dans les cieux spirituels, pour que celui-ci resplendisse instantanément dans toute sa gloire.
Notre tâche est beaucoup plus complexe et beaucoup plus difficile, parce que l’homme est un être évolutif et, par l’évolution même de la Nature à laquelle il appartient, il a été doté d’une connaissance inférieure ; or, ce pouvoir de connaissance inférieur, le pouvoir mental, par l’obstination de son mécanisme coutumier, constitue un obstacle à toute formation nouvelle qui dépasserait sa nature particulière.
À présent, les pouvoirs qui distinguent l’homme de toutes les autres créatures terrestres sont une intelligence mentale limitée, un mental sensoriel également limité qu’éclaire l’intelligence, et la capacité, pas toujours bien utilisée, d’accroître considérablement cette intelligence par l’usage de la raison.
Ce mental sensoriel, cette intelligence, cette raison, bien qu’inadéquats, sont les instruments auxquels il a appris à faire confiance ; grâce à eux, il a établi certaines bases, qu’il n’est guère disposé à déranger, et tracé certaines limites en dehors desquelles il a l’impression que tout est confusion, incertitude, aventure périlleuse.
En outre, la transition au principe supérieur représente non seulement une difficile transformation de tout son mental, toute sa raison et son intelligence, mais, en un sens, un renversement de toutes leurs méthodes.
L’âme, quand elle s’élève au-delà d’une certaine ligne critique de changement, s’aperçoit que tout son fonctionnement antérieur était inférieur et ignorant, et elle est obligée de trouver un autre type de fonctionnement qui partira d’un point de vue différent et s’y prendra d’une tout autre manière pour mettre en mouvement l’énergie de son être.
S’il était demandé à un mental animal d’abandonner consciemment le terrain sûr des impulsions sensorielles, de la compréhension sensorielle et de l’instinct pour l’aventure périlleuse de l’intelligence raisonneuse, il se pourrait bien qu’il fasse demi-tour et refuse l’effort, alarmé et rétif. Ici, le mental humain est appelé à un changement bien plus grand encore, et, quoiqu’il soit conscient de lui-même et aventureux dans le périmètre de ses possibilités, il pourrait trouver l’aventure étrangère à son cercle, et la rejeter.
En fait, le changement n’est possible que si un certain développement spirituel s’est tout d’abord produit au niveau actuel de notre conscience, et il ne peut être entrepris sans danger que si le mental a pris conscience du moi plus grand au-dedans, s’est épris de l’Infini et a confiance en la présence et en la direction du Divin et de sa Shakti.
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Le problème du changement équivaut, au début, à un passage par un état intermédiaire avec l’aide du seul pouvoir qui soit déjà à l’œuvre dans le mental humain et dont nous pouvons admettre qu’il possède quelque chose de supramental dans sa nature ou du moins en son origine : la faculté d’intuition — pouvoir dont nous pouvons sentir la présence et les opérations et qui, lorsqu’il agit, nous impressionne par son efficacité supérieure, par sa lumière plus grande, son inspiration et sa force directes, mais que nous sommes incapables de comprendre ni d’analyser à la façon dont nous comprenons et analysons les opérations de notre raison.
La raison se comprend elle-même mais ne comprend pas ce qui la dépasse — elle peut seulement s’en faire une image ou une représentation générale ; seul le supramental peut discerner la méthode de ses propres opérations.
À présent, le pouvoir d’intuition agit en nous d’une façon le plus souvent cachée, secrète ; il est enveloppé dans l’action de la raison et de l’intelligence normale ou en grande partie voilé par elle et, pour autant qu’il émerge dans une action indépendante et pure, il reste encore fortuit, partiel, fragmentaire et intermittente.
Il jette une lumière soudaine, envoie une suggestion lumineuse, projette un indice solitaire et brillant ou essaime un petit nombre d’intuitions éparses ou reliées, quelques discernements resplendissants, quelques inspirations, quelques révélations éclatantes, et il laisse la raison, la volonté, le sens mental ou l’intelligence faire ce qu’ils peuvent, ou veulent, de cette aide en germe qui leur est venue des profondeurs ou des hauteurs de notre être.
Les pouvoirs mentaux se précipitent aussitôt pour se saisir de ces éclairs, les manipuler ou les mettre au service du mental ou du vital, les adapter aux formes de la connaissance inférieure, les recouvrir ou y instiller de la substance mentale et des suggestions mentales, altérant souvent leur vérité au passage et limitant toujours leur force d’illumination potentielle par ces additions et cet asservissement aux exigences de l’agent inférieur ; presque toujours, ils en tirent trop et trop peu à la fois — trop peu en ne leur donnant pas le temps de s’installer et de répandre complètement leur pouvoir d’illumination ; trop, en s’attachant à elles, ou plutôt à la forme sous laquelle la mentalité les a formulées, à l’exclusion de la vérité plus vaste qu’un usage plus méthodique de la faculté intuitive aurait pu nous offrir.
En résumé, lorsqu’elle intervient dans les opérations mentales ordinaires, l’intuition agit comme un éclair qui fait resplendir une certaine étendue de vérité, mais non comme une lumière solaire stable qui illumine avec sûreté toute l’étendue et le royaume entier de notre pensée, de notre volonté, de nos sentiments et de nos actes.
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Il apparaît tout de suite que deux mouvements de progrès sont nécessaires.
Le premier est d’étendre le fonctionnement intuitif et de le rendre plus constant, plus continu, régulier, pour qu’il embrasse tout et devienne finalement si familier et si normal pour notre être qu’il puisse effectuer toutes les opérations maintenant accomplies par le mental ordinaire et remplacer celui-ci dans l’ensemble du système.
Ce transfert n’est pas tout à fait possible tant que le mental ordinaire continue de revendiquer son pouvoir d’action indépendante, d’intervenir ou, comme à son habitude, de s’emparer de la lumière intuitive et de la manipuler à ses fins.
Le fonctionnement supérieur du mental ne peut pas être complet ni sûr tant que l’intelligence inférieure est capable de le déformer ou même d’y introduire l’un de ses mélanges. Par conséquent, ou bien nous devons faire taire complètement l’intellect et la volonté intellectuelle ainsi que toutes les autres activités inférieures pour faire place au seul fonctionnement intuitif, ou bien nous devons empoigner le fonctionnement inférieur et le transformer sous la pression constante de l’intuition. Ou encore, nous pouvons alterner et combiner les deux méthodes, si tel est le moyen le plus naturel et si tant est que ce soit possible.
La marche du yoga et l’expérience pratique nous montrent que plusieurs méthodes ou mouvements sont possibles — en fait, nul à lui seul n’apporte le résultat complet, bien qu’il puisse sembler à première vue, logiquement, que chacun devrait ou pourrait suffire. Mais si nous apprenons à n’insister sur aucune méthode particulière en affirmant qu’elle est la seule exclusivement correcte et que nous laissons tout le mouvement à une direction supérieure, nous nous apercevons que le Seigneur divin du Yoga ordonne à sa Shakti de se servir d’une méthode ou d’une autre à différents moments et de les combiner toutes suivant les besoins et le penchant de notre être et de notre nature.
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Tout d’abord, il pourrait sembler que le moyen direct et correct dût être de faire taire complètement le mental, de réduire au silence l’intellect, réduire au silence la volonté mentale personnelle, le mental de désir, le mental émotif et sensoriel, et, dans ce silence parfait, de laisser le Moi, l’Esprit, le Divin, se révéler et illuminer l’être par la lumière, le pouvoir et l’Ânanda supramentaux.
Et en fait, c’est là une grande et puissante discipline. Avec une rapidité et une pureté bien supérieures à celles du mental toujours actif et agité, le mental calme et immobile s’ouvre à l’Infini, reflète l’Esprit, s’emplit du Moi et, tel un temple consacré et purifié, attend le dévoilement du Seigneur de notre être et de notre nature tout entière.
Il est également vrai que la liberté que procure ce silence donne plus de latitude à l’être intuitif et nous permet de recevoir avec moins d’obstruction et sans tous ces remous, tâtonnements et accaparements du mental, les grandes intuitions, inspirations et révélations qui émergent de l’intérieur ou descendent d’en haut.
C’est donc un gain immense de pouvoir à tout moment et à volonté disposer d’une immobilité mentale et d’un silence absolu, d’être délivré de la nécessité de penser, libre de tout mouvement et de toute intervention du mental, et, fondés sur ce silence, de laisser la pensée, la volonté et les sentiments se dérouler en nous seulement quand la Shakti le veut et quand cela sert les fins divines.
Alors, il devient plus facile de changer la tournure et le caractère de la pensée, de la volonté, des sentiments. Cependant, cela ne veut pas dire que par cette méthode la lumière supramentale remplacera immédiatement le mental inférieur et la raison réflective.
Une fois le silence établi, le fonctionnement intérieur se poursuit, certes, mais même si surviennent une pensée et un mouvement plus généralement intuitifs, les vieux pouvoirs interviendront encore, sinon du dedans, du moins par une foule de suggestions extérieures ; puis la mentalité inférieure s’immiscera dans le mouvement, mettra en doute, fera obstacle ou essayera de s’emparer du mouvement supérieur pour le rabaisser à son niveau, l’obscurcir, le déformer ou le diluer au cours du processus.
Ainsi, un travail d’élimination ou de transformation de la mentalité inférieure reste toujours impérieusement nécessaire ; ou peut-être les deux à la fois : une élimination de tout ce qui appartient à l’être inférieur — ses accidents qui défigurent, ses dévalorisations, ses altérations de substance et toutes les manipulations que ne saurait abriter la vérité supérieure — et en même temps, une transformation des matériaux de base que notre mental reçoit du supramental et de l’esprit, mais qu’il traduit dans les termes de l’ignorance mentale.
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L’autre mouvement vient naturellement à ceux qui commencent le yoga avec l’élan particulier à la voie de la Bhakti. Pour eux, il est naturel de rejeter l’intellect et son action, d’écouter la voix, d’attendre l’impulsion ou l’ordre, l’âdesha, et d’obéir exclusivement à l’idée, à la volonté et au pouvoir du Seigneur en nous, du Moi divin, du Purusha dans le cœur de la créature, îshvarah sarvabhûtânâm hriddeshe.
Ce mouvement doit nécessairement tendre de plus en plus à « intuitiviser » toute notre nature, car les idées, la volonté, les impulsions, les sentiments qui viennent du Purusha caché dans le cœur sont de nature intuitive, directe.
Cette méthode s’accorde bien avec une certaine vérité de notre nature. Le Moi secret en nous est un moi intuitif ; or, ce moi intuitif demeure en chacun des centres de notre être — physique, nerveux, émotif, volitif, conceptuel ou cognitif —, autant que dans les centres supérieurs plus directement spirituels.
Dans chaque partie de notre être, c’est lui qui prend l’initiative secrète, intuitive, de toutes nos activités, mais cette initiative est reçue par notre mental extérieur, imparfaitement traduite par lui, puis changée en mouvements de l’ignorance pendant l’action extérieure des diverses parties de notre nature.
Le cœur, ou centre émotif du mental de désir revêtu d’une pensée, est la partie la plus forte en l’homme ordinaire ; il sélectionne les faits ou colore, pour le moins, leur présentation à la conscience ; or, il constitue la partie capitale de la structure. C’est de là que le Seigneur, établi dans le cœur de toutes les créatures, les fait tourner par la Mâyâ de l’ignorance mentale, « montées sur la machine de la Nature ». Il est donc possible, en référant toute l’initiative de notre action à ce Moi ou Esprit intuitif caché, à cette Divinité toujours présente en nous, et en substituant ses influences aux initiatives de notre nature mentale personnelle, de nous retirer de la pensée et de l’action extérieures et inférieures, puis de passer à une autre pensée, une autre action, intérieure et intuitive, hautement spiritualisée.
Cependant, le résultat de ce mouvement ne peut pas être complet parce que le cœur n’est pas le centre le plus élevé de notre être ; il n’est pas supramental, pas mû directement par les sources supramentales. Une pensée et une action intuitives dirigées par le cœur peuvent être très lumineuses et intenses, mais elles seront probablement limitées, voire étroites dans leur intensité, mélangées aux activités émotives inférieures et, en mettant les choses au mieux, exaltées et troublées, déséquilibrées ou exagérées par le caractère miraculeux ou anormal de l’action intuitive, ou en tout cas d’un bon nombre de ses accompagnements qui nuisent à la perfection harmonieuse de l’être.
Le but de notre effort de perfection est d’arriver à ce que l’action spirituelle et supramentale ne soit plus un miracle, fût-ce un miracle fréquent ou constant, ni même l’intervention lumineuse d’un pouvoir plus grand que notre pouvoir naturel, mais une action normale de l’être, et la nature même, la loi de tout son fonctionnement.
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Le centre organisé le plus haut de notre être incarné et de ses activités dans le corps est le centre mental représenté par le symbole yoguique du lotus aux mille pétales, sahasradala ; à son sommet, son plus haut degré, s’ouvre la communication directe avec les régions supramentales.
Il est donc possible d’adopter une méthode différente et plus directe : au lieu de référer toute notre pensée et toute notre action au Seigneur caché dans le lotus du cœur, nous pouvons les référer à la vérité de la Divinité voilée qui est au-dessus du mental et tout recevoir par une sorte de descente des plans supérieurs — descente dont nous pouvons devenir conscients non seulement spirituellement mais physiquement.
La siddhi ou accomplissement parfait de ce mouvement ne peut se produire que quand nous sommes capables d’élever le centre de notre pensée et de notre action consciente au-dessus du cerveau physique et de sentir que la pensée et l’action se déroulent dans le corps subtil.
Si nous pouvons sentir que nous ne pensons plus dans le cerveau mais au-dessus et en dehors de la tête, dans le corps subtil, c’est le signe physique certain que nous sommes délivrés des limitations du mental physique ; ce n’est pas instantanément parfait ni suffisant en soi pour amener l’action supramentale, car le corps subtil est mental et non supramental, mais c’est néanmoins une mentalité pure et subtile, et cela facilite la communication avec les centres supramentaux.
Les mouvements inférieurs se produiront encore, mais nous nous apercevrons alors qu’il est plus aisé d’avoir un discernement rapide et subtil qui nous fait voir instantanément la différence : qui distingue la pensée intuitive des mélanges intellectuels inférieurs, sépare celle-ci de ses revêtements mentaux et rejette la vivacité grossière du mental imitant la forme de l’intuition sans en posséder la vraie substance.
Il sera plus facile de discerner rapidement les plans supérieurs de l’être supramental vrai, de faire descendre leur pouvoir pour effectuer la transformation désirée et de rapporter toutes les activités inférieures à la lumière et au pouvoir supérieurs afin qu’ils puissent rejeter et éliminer, purifier, transformer, sélectionner parmi les activités inférieures les matériaux exacts de la Vérité qui doit s’organiser en nous.
Cette ouverture à un niveau supérieur, puis à des plans de plus en plus hauts sur ce niveau, et, par suite, la refonte de toute notre conscience et de toute son action dans ce creuset supérieur, sa re-formation en la substance des pouvoirs et des capacités lumineuses des plans d’en haut, se révèle en pratique la partie principale de la méthode naturelle employée par la Shakti divine.
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Une quatrième méthode se présente naturellement à l’intelligence développée et convient à l’homme pensant.
Elle consiste à développer notre intelligence au lieu de l’éliminer, mais avec la volonté de ne point chérir ses limitations et d’accroître ses capacités, sa lumière, son intensité, son degré et sa force d’action, jusqu’à ce qu’elle arrive à la frontière supérieure et puisse facilement être assimilée, transformée et s’adapter à un fonctionnement conscient plus élevé.
Ce mouvement s’appuie également sur une vérité de notre nature et constitue l’une des étapes d’un yoga complet de la perfection de soi.
Cette étape, ainsi que je l’ai décrite, vise à une intensification et à une élévation du fonctionnement de nos instruments et de nos pouvoirs naturels jusqu’à ce que, par leur pureté et leur plénitude première, ils forment une perfection préparatoire du mouvement normal de la Shakti qui agit alors en nous.
La raison et la volonté intelligente, la buddhi, est le plus grand de ces pouvoirs et de ces instruments, c’est le souverain naturel des autres parties de l’être humain développé et le plus capable d’aider à leur développement. Toutes les activités ordinaires de notre nature sont utiles à la perfection supérieure que nous cherchons ; toutes sont destinées à lui servir de matériaux, et plus leur développement est puissant, plus riche est la préparation à l’action supramentale.
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L’être intellectuel aussi doit être pris en main par la Shakti au cours du yoga pour atteindre ses pouvoirs les plus élevés et les plus complets. Ceci fait, la transformation de l’intellect est possible, car toutes les opérations de l’intellect dérivent secrètement du supramental : chaque pensée, chaque volonté contient une vérité du supramental, quelles que soient les limitations et les altérations apportées par le fonctionnement inférieur de l’intelligence. Il est possible d’effectuer cette transformation si l’on supprime les limitations et élimine l’élément qui déforme et pervertit.
Cependant, tout cela ne peut se faire par la seule élévation ni la seule intensification de l’activité intellectuelle, car, nécessairement, celle-ci restera toujours limitée par les défauts originels inhérents à l’intelligence mentale. Une intervention de l’énergie supramentale est nécessaire afin d’éclairer l’intelligence, de la débarrasser des insuffisances de sa pensée, de sa volonté et de ses sentiments.
Cette intervention non plus ne peut être tout à fait efficace tant que le plan supramental ne s’est pas manifesté et qu’au lieu d’agir au-dessus du mental, à travers un couvercle ou un voile, si mince soit-il devenu, il se révèle d’une façon plus constante dans une action manifeste et lumineuse, jusqu’au jour où le plein soleil de la Vérité sera vu sans qu’aucun nuage ne vienne atténuer sa splendeur.
Il n’est pas non plus nécessaire de développer complètement et séparément l’intellect avant que cette intervention puisse avoir lieu et que s’ouvrent les niveaux supramentaux. L’intervention peut se produire plus tôt et développer tout de suite le fonctionnement intellectuel, puis, à mesure qu’il se développe, le changer en la forme supérieure, intuitive, et en une substance intuitive.
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La vaste action naturelle de la Shakti combine toutes ces méthodes.
Parfois immédiatement, parfois plus tard, ou parfois au dernier stade, elle apporte la liberté du silence spirituel.
Elle ouvre l’être intuitif caché au sein du mental même et nous habitue à référer toute notre pensée, tous nos sentiments, toute notre volonté et notre action à l’initiative du Divin, à la Splendeur et au Pouvoir qui sont pour le moment dissimulés dans les replis du mental.
Quand nous sommes prêts, elle soulève le centre de ses opérations au sommet du mental et ouvre les niveaux supramentaux ; elle procède alors de deux façons : par une action de haut en bas qui remplit et transforme la nature inférieure, et par une action de bas en haut qui soulève toutes les énergies vers ce qui est au-dessus d’elles, jusqu’au jour où la transcendance est complète et le changement de fonctionnement effectué de façon intégrale.
Elle prend l’intelligence, la volonté et les autres pouvoirs naturels, les développe, mais en faisant intervenir constamment le mental intuitif, puis la vraie énergie supramentale qui change et élargit leur action. Elle ne fait pas tout cela dans un ordre fixe et mécaniquement invariable comme le voudrait la rigidité de l’intellect logique, mais librement, avec souplesse, suivant les besoins de son travail et les nécessités de la nature.
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Le premier résultat ne sera pas la création du vrai supramental, mais l’organisation d’une mentalité principalement ou même complètement intuitive suffisamment développée pour prendre la place de la mentalité ordinaire et de l’intellect logique raisonnant de l’être humain évolué.
Le changement le plus marquant sera une transmutation de la pensée : celle-ci sera intensifiée et emplie d’une substance de lumière concentrée, de pouvoir concentré, de la joie concentrée de la lumière et du pouvoir, et de cette exactitude immédiate, qui sont les signes de la pensée intuitive véritable.
Ce mental intuitif ne se contentera pas d’apporter des suggestions fondamentales ni des conclusions rapides : avec la même lumière de vérité, le même pouvoir, la même joie que procurent la certitude et la vision spontanée et directe de la vérité, il dirigera les enchaînements logiques et les déductions qui, jusqu’alors, étaient effectuées par la raison intellectuelle.
La volonté elle aussi deviendra plus intuitive : puissante et lumineuse, elle ira droit à ce qui doit être fait, kartavyam karma, et, avec une vision rapide des possibilités et des réalités, organisera les combinaisons nécessaires à son action, afin d’atteindre son but.
De même pour les sentiments : ils saisiront les relations justes, s’empliront d’une lumière et d’une puissance nouvelles, d’une assurance heureuse ; seuls seront préservés les désirs justes et les émotions spontanées autant qu’ils durent, et quand ils disparaîtront, elle les remplacera par un amour lumineux et spontané et un Ânanda qui connaît le juste rasa de leur objet et l’atteint sans détour.
Tous les autres mouvements mentaux seront pareillement éclairés — même les mouvements prâniques et sensoriels, même la conscience du corps.
Généralement, certaines facultés psychiques font également leur apparition, des pouvoirs et des perceptions du mental intérieur et de ses sens, qui ne dépendent ni des sens extérieurs ni de la raison.
La mentalité intuitive n’est pas simplement plus puissante et plus lumineuse ; elle est normalement capable d’opérations beaucoup plus étendues que celles accessibles au mental ordinaire avant qu’il ait atteint ce stade du yoga.
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Si la mentalité intuitive pouvait devenir naturellement parfaite, sans mélange d’aucun élément inférieur, tout en demeurant inconsciente de ses limitations et de la grandeur des degrés situés au-delà, elle pourrait former un autre échelon précis, une nouvelle étape, comme le furent le mental instinctif de l’animal ou le mental rationnel de l’homme.
Mais la mentalité intuitive ne peut être durablement parfaite et se suffire à elle-même que si elle parvient à s’ouvrir au supramental au-dessus d’elle ; or, cette ouverture révèle d’emblée les limitations de la mentalité intuitive et la relègue à une fonction secondaire de transition entre le mental intellectuel et la nature supramentale véritable.
La mentalité intuitive appartient encore au mental, elle n’est pas la gnose. Certes, c’est une lumière venue du supramental, mais altérée et amoindrie par la substance mentale dans laquelle elle travaille ; or, qui dit substance mentale dit nécessairement fond d’ignorance.
Le mental intuitif n’est pas encore la vaste lumière solaire de la vérité ; c’est un jeu incessant d’éclairs de la lumière de vérité qui illumine un état fondamental d’ignorance ou de semi-connaissance et de connaissance indirecte.
Tant qu’il demeure imparfait, le mental intuitif est envahi par un mélange de mentalité ignorante où la vérité est constamment menacée par l’erreur. Même quand il parvient à un fonctionnement naturel plus large, plus exempt de ce mélange, et tant que la substance mentale où il travaille garde sa vieille habitude intellectuelle ou mentale inférieure, il risque toujours de se tromper, d’être obscurci et de rechuter.
En outre, le mental individuel ne vit pas seul ni indépendamment ; il est plongé dans le mental général, et tout ce qu’il a rejeté se déverse dans l’atmosphère mentale générale autour de lui et tend à le réenvahir avec toutes les suggestions et d’innombrables incitations qui portent la vieille marque mentale.
Par conséquent, qu’il soit en voie de formation ou déjà formé, le mental intuitif doit être constamment sur ses gardes contre les invasions et additions ; il doit veiller à rejeter et à éliminer les mélanges, travailler à intuitiviser de plus en plus toute la substance mentale, et ceci ne peut être accompli que lorsqu’il est lui-même illuminé, transformé, soulevé dans la pleine lumière de l’être supramental.
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En outre, en chaque homme cette mentalité nouvelle est le prolongement du pouvoir actuel de son être et, si nouvelles et remarquables que soient ses facultés, elle s’organise au sein d’une certaine gamme de capacités. Certes, elle peut se limiter au travail qu’elle a en main et à la gamme actuelle de ses capacités acquises, mais la nature d’un mental ouvert à l’infini est de progresser, de changer, de s’élargir ; cette mentalité nouvelle peut donc s’aventurer au-delà de ses frontières, mais aussitôt elle s’expose à un retour de la vieille habitude de recherche intellectuelle dans l’ignorance, si tempéré soit-il par la nouvelle habitude intuitive — à moins qu’elle ne se laisse constamment dominer et conduire par l’action manifeste d’une énergie supramentale lumineuse plus complète.
En fait, sa nature est de servir de trait d’union et de transition entre le mental actuel et le supramental ; tant que la transition n’est pas achevée, il se produit parfois une gravitation vers le bas, parfois un mouvement ascendant, des oscillations, une invasion et une attraction d’en bas, une invasion et une attraction d’en haut, et, au mieux, un état incertain et circonscrit entre deux pôles.
De même que l’intelligence supérieure de l’homme se situe entre son mental humain ordinaire et animal en bas, et son mental spirituel évolutif en haut, de même ce premier mental spirituel se situe entre la mentalité humaine intellectualisée et la connaissance supramentale supérieure.
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La nature du mental est de vivre entre les demi-jours et l’obscurité, parmi des probabilités et des possibilités, des aspects fragmentairement saisis, des incertitudes et des semi-certitudes ; c’est une ignorance avide de connaissance qui s’efforce de s’élargir et qui appuie de tout son poids sur la masse cachée de la vraie gnose.
Le supramental vit dans la lumière des certitudes spirituelles : c’est la connaissance même qui ouvre à l’homme le corps concret de sa splendeur natale.
Le mental intuitif commence par éclairer les demi-jours du mental, ses probabilités et ses possibilités, ses aspects, ses certitudes incertaines et ses représentations ; il révèle la vérité cachée, ou à demi cachée et à demi révélée par ces approximations, et, dans son fonctionnement supérieur, il ouvre un premier accès à la vérité supramentale par une vision plus exacte, directe, par des indications lumineuses qui sont comme une mémoire de la connaissance de l’esprit, par des intuitions qui jettent un œil à travers les portes de la vision universelle et de la connaissance secrète de l’être.
Il constitue une première et imparfaite organisation de cette lumière et de ce pouvoir plus grands — imparfaite parce qu’elle s’effectue dans le mental et non sur les fondements de sa propre substance de conscience naturelle, parce que c’est une communication constante et non une présence constante et tout à fait immédiate.
La perfection absolue se situe au-delà, sur les plans supramentaux ; elle doit se fonder sur une transformation plus décisive et plus complète de notre mentalité et de notre nature tout entière.