L’Intuition dans les Œuvres intégrales de la Mère
Paroles d’Autrefois – Aux femmes du Japon (Extrait)
À présent l’homme gouverne sa vie par la raison ; toutes les activités du mental sont d’usage courant pour lui ; ses moyens de connaissance sont l’observation et la déduction ; c’est par et à travers le raisonnement qu’il prend ses décisions et choisit son chemin, ou croit le faire, dans la vie.
La nouvelle espèce sera gouvernée par l’intuition, c’est-à-dire par la perception directe de la Loi divine au-dedans. À l’heure actuelle quelques êtres humains connaissent l’intuition et en font l’expérience, tout comme, sans aucun doute, certains grands gorilles des forêts ont des lueurs de raisonnement.
Dans l’humanité, les quelques individus qui ont cultivé leur moi intérieur, qui ont concentré leurs énergies sur la découverte de la véritable loi de leur être, possèdent plus ou moins la faculté d’intuition.
Quand le mental est parfaitement silencieux, pur comme un miroir bien poli, immobile comme un étang par un jour sans brise, alors d’en haut comme la lumière des étoiles tombe sur les eaux immobiles, la lumière du supramental, de la vérité intérieure brille sur le mental calmé et donne naissance à l’intuition.
Ceux qui ont l’habitude d’écouter cette voix sortie du Silence en font de plus en plus le motif déterminant de leur action ; et là où les autres, les hommes ordinaires, errent dans les dédales du raisonnement, eux vont droit leur chemin, guidés dans les méandres de la vie par l’intuition, cet instinct supérieur, comme par une main forte et infaillible.
Cette faculté qui est exceptionnelle, presque anormale de nos jours, sera certainement tout à fait banale et naturelle dans la nouvelle espèce, dans l’homme de demain, mais son exercice constant sera probablement préjudiciable aux facultés de raisonnement. Tout comme l’homme ne possède plus l’extrême habileté physique du singe, de même le surhomme perdra l’extrême habileté mentale de l’homme, cette faculté de se tromper lui-même et de tromper les autres.
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Entretien du 23 juin 1929
Un yogi peut-il atteindre un état de conscience dans lequel il soit à même de savoir toute chose, de répondre à toutes les questions, même celles qui ont trait à des problèmes scientifiques abstrus tels que, par exemple, la théorie de la relativité ?
Théoriquement et en principe, il n’est pas impossible à un yogi de connaître toute chose. Naturellement, tout dépend du yogi.
Mais il y a connaissance et connaissance. Le vrai yogi ne connaît pas à la façon du mental. S’il connaît toute chose, ce n’est pas parce qu’il a accès à toutes les possibilités d’information, ni parce qu’il contient, en son mental, tous les faits de l’univers, ni parce que sa conscience ressemble à une encyclopédie miraculeuse. Il connaît par sa capacité de contenir les choses, les personnes et les forces, ou de s’identifier à elles dynamiquement, ou bien encore il connaît parce qu’il vit dans une conscience, ou est en contact avec une conscience où se trouvent la vérité et la connaissance.
Car si vous êtes dans la conscience de vérité, la connaissance que vous aurez sera celle de la vérité. Et dans ce cas aussi, on peut savoir directement, en étant un avec ce que l’on veut savoir. Si un problème vous est posé, ou qu’il vous soit demandé ce qui doit être fait dans une circonstance particulière, vous pouvez, en regardant avec assez d’attention et de concentration, voir apparaître spontanément la connaissance requise et la réponse juste.
Ce n’est pas par la rigoureuse application d’une théorie que vous atteignez à la connaissance, ni par un travail mental d’analyse et de déduction. La mentalité scientifique a besoin de ces procédés pour arriver à ses conclusions. Mais le savoir du yogi est direct et immédiat ; il n’est pas déductif. Quand un ingénieur veut trouver la position exacte d’une arche à construire, la courbe de son profil et la dimension de son ouverture, il le fait par des calculs, en compulsant et comparant ses informations, en déduisant et raisonnant d’après ses données. Mais un yogi n’a besoin d’aucune de ces choses ; il regarde, il a la vision de l’arche, il voit qu’elle doit être faite de cette manière et non d’une autre, et cette perception est sa connaissance.
Quoiqu’il puisse être vrai, d’une façon générale et dans un certain sens, qu’un yogi sache toute chose et puisse répondre à toutes les questions du propre point de vue de sa vision et de sa conscience, il ne s’ensuit pas cependant qu’il n’y ait aucun genre de questions auxquelles il ne voudrait ou ne pourrait pas répondre.
Un yogi qui a la connaissance directe, la connaissance de la vraie vérité des choses, se soucierait peu, ou peut-être trouverait difficile de répondre à des questions appartenant complètement au domaine des constructions mentales humaines. Peut-être ne pourrait-il pas ou ne voudrait-il pas résoudre des problèmes ou des difficultés qui lui seraient présentés et n’auraient rapport qu’à l’illusion des choses et à leur apparence. Le fonctionnement de sa connaissance n’est pas dans le mental ; si vous lui posez quelque sotte question mentale de ce genre, probablement ne répondra-t-il pas. Il est stupide de croire, comme on le fait communément, que l’on peut lui poser n’importe quelle question ignorante comme à un super maître d’école et lui demander toutes sortes d’informations sur le passé, le présent et le futur, et que sûrement il répondra. C’est aussi inepte que d’attendre de l’homme spirituel des exploits et des miracles qui satisferaient le mental extérieur vulgaire et le laisseraient béat d’admiration.
De plus, le terme yogi est très vague et vaste. Il y a beaucoup de types de yogis, beaucoup de lignes et de classes de recherches spirituelles et occultes, et des hauteurs différentes de développement. Il y a des yogis dont les pouvoirs ne s’étendent pas au-delà du plan mental ; d’autres l’ont dépassé. Tout dépend du champ et de la nature de leur effort, de la hauteur à laquelle ils sont arrivés, de la conscience avec laquelle ils sont en rapport et dans laquelle ils entrent.
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Innombrable et vaste à explorer, elle est pure et parfumée.
Est-ce que les savants ne vont pas quelquefois au-delà du plan mental ? On dit qu’Einstein a découvert sa théorie de la relativité non par un procédé de raisonnement, mais par une soudaine inspiration. Cette inspiration a-t-elle quelque chose de commun avec le supramental ?
Le savant qui a une inspiration lui révélant une vérité nouvelle, la reçoit du mental intuitif. La connaissance lui arrive sous forme d’une perception directe dans le plan mental supérieur, lui-même illuminé par une lumière venant de plus haut encore. Mais tout cela n’a rien à voir avec l’action du supramental, et cette région du mental supérieur est bien éloignée du plan supramental.
Les hommes croient trop facilement qu’ils sont montés jusqu’à des régions tout à fait divines, quand ils se sont élevés un peu seulement au-dessus du niveau moyen. Il y a de nombreuses gradations entre le mental humain ordinaire et le supramental, beaucoup d’étapes et beaucoup de plans intermédiaires. Si un homme ordinaire entrait en contact direct, ne serait-ce qu’avec un de ces plans intermédiaires, il serait ébloui et aveuglé ; il se sentirait écrasé sous le poids de l’immensité perçue, et perdrait son équilibre ; et pourtant, ce n’est pas le supramental.
(Ah ! Souvent, des dizaines de fois, alors que je suis allongé en intériorisation, les yeux fermés, tout à coup, j'ai le réflexe de froncer les sourcils de toutes mes forces – exactement comme quand nous sommes éblouis par une lumière aveuglante. Généralement cela ne dure que quelques secondes, le temps d'un éclair. Je n'ai pas encore réussi à trouver la solution à ce phénomène.)
Pour en revenir à ce que nous disions, derrière l’idée commune qu’un yogi peut savoir toute chose et répondre à toutes les questions, se tient le fait réel qu’il y a un plan du mental où le souvenir de toutes les choses est préservé et existe toujours. Tous les mouvements du mental appartenant à la vie terrestre sont enregistrés et conservés dans ce domaine. Ceux qui sont capables d’aller à cet endroit, peuvent, s’ils en prennent la peine, y lire et y apprendre tout ce qu’ils veulent. Mais cette région ne doit, en aucune façon, être prise pour l’un des plans du supramental. Et cependant, pour atteindre seulement là, il faut faire taire les bruits du mental physique ou matériel, mettre de côté toutes les sensations et arrêter les mouvements ordinaires de la pensée, quels qu’ils soient; il faut sortir du vital et se libérer de l’esclavage du corps. C’est alors seulement que l’on peut entrer dans cette région et y voir. Toutefois, si vous êtes suffisamment intéressé pour faire l’effort nécessaire, vous pouvez aller à cet endroit et y lire ce qui est écrit dans la mémoire de la terre.
Ainsi, si vous entrez profondément dans le silence, vous pouvez atteindre à un niveau de conscience où il devient possible de recevoir une réponse à toutes vos questions. Et si quelqu’un est ouvert consciemment à l’entière vérité du supramental et reste en contact constant avec elle, il peut certainement répondre à toute question qui mérite une réponse de la lumière supramentale. Les questions doivent provenir du sens de la vérité et de la réalité derrière les choses. Beaucoup de questions et de problèmes très débattus ne sont qu’un tissu d’abstractions mentales, ou bien se meuvent sur la surface illusoire des choses. Ces pseudo-problèmes n’appartiennent pas à la connaissance véritable ; ils sont une déformation de la connaissance ; leur substance même est faite d’ignorance.
Certainement, la connaissance supramentale peut donner une réponse — sa propre réponse — aux problèmes soulevés par l’ignorance mentale ; mais cette réponse ne serait probablement pas du tout satisfaisante, ni même intelligible pour ceux qui, du plan mental, posent la question. Vous ne devez pas vous attendre à ce que le supramental travaille de la même manière que le mental, ou bien que la connaissance propre à la vérité puisse être mise bout à bout avec le demi-savoir propre à l’ignorance. Le système mental est une chose, mais le supramental est quelque chose d’autre, de tout à fait différent, qui cesserait d’être supramental s’il s’adaptait aux exigences du système mental. Les deux n’ont point de commune mesure et ne peuvent être mis ensemble.
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Entretien du 8 décembre 1954
Douce Mère, à quel plan appartient l’intuition ?
C’est un de ces plans, une de ces régions dont nous parlions la dernière fois, qui est intermédiaire entre le mental supérieur et l’Overmind, le Surmental.
Comment est-ce que cela se manifeste, Douce Mère, l’intuition ?
Hum ! Comment cela se manifeste ? C’est quelque chose qui se produit sans raisonnement, sans analyse, sans déduction. Tout d’un coup, on sait une chose, sans avoir raisonné, sans avoir analysé, sans avoir déduit, sans avoir réfléchi, sans s’être servi de son cerveau, sans avoir rassemblé les éléments du problème et tâché de les résoudre — ce n’est pas comme cela. Tout d’un coup, c’est comme une lumière dans sa conscience ; cela peut être dans la tête, cela peut être en dessous, ailleurs ; c’est une lumière dans la conscience qui apporte une connaissance précise sur un point précis, et qui n’est pas du tout un résultat, justement, d’analyses et de déductions. Au fond, c’est la première manifestation de la connaissance par identité. La connaissance par identité, tu comprends bien ce que cela veut dire ?
Si l’on arrive à s’identifier avec une chose, eh bien, on devient cette chose pour un temps, et devenant cette chose, on sait tout ce qui est en elle, sans avoir besoin ni de deviner ni de construire.
(long silence)
C’est tout.
Naturellement, il y a aussi une forme de la prévision et cela n’a pas tout à fait le même caractère. La prévision, généralement, cela provient de la faculté de connaître par identité. Si on peut projeter sa conscience dans quelque chose — dans une circonstance, ou dans un événement, ou dans une personne —, si on peut projeter sa conscience, eh bien, on reçoit, après, l’indication précise de la chose avec laquelle la conscience a été mélangée. Et ça, ça mène petit à petit à une connaissance totale et absolue. En fait, c’est la seule manière de savoir, et si on pousse cela assez loin et qu’on arrive à s’identifier avec le Divin, on a la connaissance divine, et ce n’est pas impossible. C’est quelque chose de possible, parce que l’univers est construit comme ça, pour ça. C’est seulement qu’il est sorti du bon chemin ; pour quelles raisons, on ne sait pas. Ah! on voit de ces curiosités !... Être sûr qu’on sait, et puis, et en même temps, se demander comment cela se fait.
Vous n’avez jamais essayé d’entrer dans la conscience d’un autre, pour savoir exactement ce qui s’y passe ? Pas de projeter votre conscience dans un autre, parce qu’alors vous vous retrouvez au-dedans de lui, ce n’est pas intéressant, mais d’entrer en relation avec la conscience qui est dans l’autre, par exemple quand, pour une raison quelconque, vous ne voyez pas les choses de la même manière ; l’un les voit d’une façon, l’autre les voit de l’autre. S’ils sont raisonnables, ils ne se querellent pas. Mais s’ils ne sont pas raisonnables, ils commencent à se quereller. Alors, au lieu de se quereller, la meilleure chose à faire c’est d’entrer dans la conscience de l’autre, et se demander pourquoi il dit les choses comme ça, qu’est-ce qui le pousse à faire ça, ou à dire ça. Quelle est la raison intérieure, quelle est sa vision des choses qui fait qu’il a pris cette attitude ? C’est extrêmement intéressant. Si on fait cela, immédiatement on cesse d’être fâché. Première chose : on ne peut plus être fâché. Alors ça, c’est déjà un grand gain. Même si l’autre continue à être fâché, ça n’a pas d’effet sur vous.
Et puis après, alors, on peut essayer de s’identifier plus parfaitement et d’empêcher les mouvements de division et de déformation, et cesser les querelles. Très utile.
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Très importante condition à remplir pour faciliter l'avènement du Supramental.
Entretien du 20 juin 1956
Douce Mère, ici Sri Aurobindo écrit : « Et cependant, il y a, dans le cœur ou derrière lui, une lumière mystique plus profonde... » (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 166)
Quelle est cette lumière mystique ?
C’est l’amour.
Mais après cela, Sri Aurobindo parle de cette lumière mystique qui « n’est pas ce que nous appelons l’“intuition” (car celle-ci descend par le mental, bien qu’elle ne vienne pas du mental), mais qui est en contact direct avec la Vérité et qui est plus proche du Divin que l’intellect humain dans l’orgueil de sa connaissance ».
Est-ce qu’il y a une relation entre cette lumière mystique et l’intuition?
Ce n’est pas l’intuition. C’est la connaissance par l’amour, c’est la lumière par l’amour, la compréhension par l’amour. Sri Aurobindo dit que ce n’est pas l’intuition, parce que l’intuition appartient à l’intellect (dans son expression en tout cas, l’expression de l’intuition est intellectuelle). Tandis que cela, c’est une sorte de connaissance directe et presque par identité, qui provient de l’amour.
(Oh ! cela me rappelle une expérience de quelques secondes de la semaine dernière. Je connais mon goût pour la recherche de la connaissance et dans une méditation, tout à coup, au lieu d'essayer de m'ouvrir aux plans supérieurs au-dessus de la tête, je me suis demandé s'il était possible d'accéder à la connaissance par le psychique. Alors aussitôt, quelque chose s'est grand ouvert dans la poitrine... et à l'instant même où cela s'ouvrait, cela disparaissait. Et j'ai presque instantanément tout oublié.
Ça aussi, c'est un phénomène un peu bizarre. On se concentre pour avoir telle expérience, et parfois, l'expérience arrive, et au moment où elle arrive, elle disparaît. C'est ballot ! 😊 Quand ils est question de "tenir l'expérience", c'est peut-être à cela que cela fait référence.)
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Entretien du 5 décembre 1956
Maintenant, nous allons lire ce qu’il faut faire pour réaliser ce qui a été exprimé dans les cinq paragraphes précédents :
« Transforme ta raison en une intuition ordonnée ; que tout en toi soit lumière. Tel est ton but.
« Transforme l’effort en un flot égal et souverain de force d’âme ; que tout en toi soit force consciente. Tel est ton but.
« Transforme la jouissance en une extase égale et sans objet ; que tout en toi soit félicité. Tel est ton but.
« Transforme l’individu divisé en la personnalité cosmique ; que tout en toi soit divin. Tel est ton but.
« Transforme l’animal en le Conducteur des troupeaux ; que tout en toi soit Krishna. Tel est ton but. »
(Aperçus et Pensées, « Le But »)
(…)
Mère, que veut dire « intuition ordonnée » : « Transforme ta raison en une intuition ordonnée... » ?
Intuition ordonnée...
Parce que, au début, quand on entre en contact avec le domaine de l’intuition, c’est une sorte de contact spasmodique ; c’est-à-dire que de temps en temps, pour des raisons plus ou moins explicables ou conscientes, tout d’un coup on a une intuition, ou on est pénétré par l’esprit d’intuition ; mais ce n’est pas méthodique, ce n’est pas un phénomène qui se produit à volonté, qui est organisé et qui obéit à une volonté centrale.
Tandis que Sri Aurobindo dit que si la raison tout entière se transforme — il parle de transformation, n’est-ce pas —, si la raison se transforme en l’essence même, la substance de l’intuition, alors tout le mouvement intérieur, du mental intérieur, devient un mouvement d’intuition, qui s’organise comme on organise sa raison, c’est-à-dire qu’il entre en activité à volonté, répond aux besoins et se produit d’après un système méthodique. Ce n’est pas une chose qui apparaît et disparaît on ne sait ni comment ni pourquoi ; c’est le produit de la transformation de la raison, qui est la partie supérieure du mental humain, en une lumière plus haute que la lumière mentale, une lumière d’intuition. Alors cela devient ordonné, organisé, au lieu d’être spasmodique et sans coordination.
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L'activité d'une perception correcte.
Entretien du 23 juillet 1958
Mère, comment peut-on développer la faculté d’intuition ?
Il y a différents genres d’intuition, et on porte ces capacités en soi. Elles sont toujours un peu actives, mais nous ne les discernons pas parce que nous ne faisons pas suffisamment attention à ce qui se passe en nous.
Il y a, derrière les émotions, profondément dans l’être, dans une conscience qui se trouve à peu près au niveau du plexus solaire, une sorte de prescience, comme une capacité de prévision, mais pas sous forme d’idées : sous une forme de sentiments plutôt, une perception presque de sensations. Par exemple, quand on va décider de faire quelque chose, quelquefois il y a une sorte de malaise ou de refus intérieur, et généralement si l’on écoute cette indication plus profonde, on s’aperçoit qu’elle était légitime.
Il y a, dans d’autres cas, comme une chose qui pousse, qui indique, qui insiste (je ne parle pas d’impulsions, n’est-ce pas, de tous les mouvements qui viennent du vital et de beaucoup plus bas), des indications qui sont derrière les sentiments, qui viennent du côté affectif de l’être ; là aussi on peut recevoir une indication assez sûre de la chose qu’il faut faire. Ce sont des formes d’intuition ou d’un instinct supérieur qui se cultivent par l’observation et aussi par l’étude des résultats. Naturellement, il faut le faire d’une façon tout à fait sincère, objective, sans parti pris. Si l’on veut voir les choses d’une certaine manière et en même temps faire cette observation, tout est inutile. Il faut le faire comme si l’on regardait ce qui se passait en dehors de soi, chez quelqu’un d’autre.
C’est une forme d’intuition, et peut-être la première forme qui se manifeste généralement.
Il existe une autre forme, mais celle-là est beaucoup plus difficile à observer parce que, pour ceux qui sont habitués à penser, à agir par la raison — pas par les impulsions mais par la raison —, à réfléchir avant de faire quelque chose, il y a un processus extrêmement rapide de cause à effet dans la pensée semi-consciente qui fait que l’on ne voit pas la ligne, toute la ligne du raisonnement et que par conséquent on ne pense pas que c’est un raisonnement, et cela, c’est assez trompeur. Vous avez l’impression d’une intuition, mais ce n’est pas une intuition, c’est un raisonnement extrêmement rapide, subconscient, qui prend un problème et qui va droit aux conséquences. Il ne faut pas confondre cela avec l’intuition.
L’intuition, dans le fonctionnement cérébral ordinaire, est quelque chose qui tombe tout d’un coup, comme une goutte de lumière. Si on a la capacité, un commencement de capacité de vision mentale, cela donne l’impression de quelque chose qui vient du dehors, ou d’au-dessus, et qui est comme le petit choc dans le cerveau, d’une goutte de lumière, absolument indépendant de tout raisonnement.
Ça se perçoit plus facilement quand on arrive à faire taire son mental, à le tenir immobile et attentif avec un arrêt dans son fonctionnement ordinaire, comme si le mental se transformait en une sorte de miroir, qui se tourne vers une faculté supérieure dans une attention soutenue et silencieuse. Ça aussi, on peut apprendre à le faire. Il faut apprendre à le faire, c’est une discipline nécessaire.
Quand on a une question à résoudre, quelle qu’elle soit, généralement on concentre son attention ici (geste entre les sourcils), dans le centre juste au-dessus des yeux, qui est le centre de la volonté consciente. Mais là, si vous faites cela, vous ne pouvez pas être en relation avec l’intuition. Vous pouvez être en relation avec la source de la volonté, de l’effort, même d’un certain genre de connaissance, mais dans le domaine extérieur, presque matériel ; tandis que si vous voulez avoir un rapport avec l’intuition, il faut que ça (Mère désigne le front), ce soit tenu tout à fait immobile.
La pensée active doit s’arrêter autant que possible et toute la faculté mentale former comme... au sommet du crâne et un petit peu au-dessus si l’on peut, une sorte de miroir, très tranquille, très immobile, tourné vers le haut, dans une attention silencieuse très concentrée.
Si l’on réussit, alors on peut — peut-être pas immédiatement — mais on peut avoir la perception de ces gouttes de lumière qui tombent d’une région encore inconnue, sur le miroir, et qui se traduisent par une pensée consciente qui n’a aucun rapport avec tout le reste de sa pensée puisque l’on est arrivé à la garder silencieuse. Ça, c’est le vrai commencement de l’intuition intellectuelle.
C’est une discipline à suivre. Pendant longtemps, on peut essayer et ne pas réussir, mais dès que l’on réussit à « faire le miroir » immobile et attentif, on a toujours un résultat, pas nécessairement avec une forme de pensée précise, mais toujours avec la sensation d’une lumière qui vient d’en haut. Et alors, cette lumière qui vient d’en haut, quand on peut la recevoir sans immédiatement entrer dans une activité tourbillonnante, la recevoir dans le calme et le silence et la laisser entrer profondément dans l’être, alors, quelque temps après, elle se traduit ou par une pensée lumineuse ou par une indication très précise ici (Mère désigne le cœur), dans cet autre centre.
Naturellement, d’abord il faut arriver à développer ces deux capacités ; ensuite, dès que l’on a un résultat, il faut observer le résultat comme je l’ai dit et voir le rapport avec ce qui se passe, les conséquences : voir, observer très attentivement ce qui s’est introduit, ce qui a pu déformer, ce que l’on a ajouté de raisonnement plus ou moins conscient, d’intervention d’une volonté inférieure plus ou moins consciente aussi ; et c’est par une étude approfondie (au fond presque de chaque instant, en tout cas quotidienne et très fréquente) que l’on arrive à développer son intuition.
C’est long. C’est long et il y a des embûches : on peut se tromper soi-même, on peut prendre pour des intuitions des volontés subconscientes qui essayent de se manifester, des indications données par des impulsions que l’on a refusé de recevoir ouvertement, enfin toutes sortes de difficultés. Il faut s’attendre à cela. Mais si l’on persiste, on est sûr de réussir.
Et il y a un moment où l’on sent comme une direction intérieure, quelque chose qui vous conduit très perceptiblement dans tout ce que vous faites. Mais alors, pour que la direction ait son maximum de pouvoir, il faut y ajouter, naturellement, la soumission consciente : il faut être sincèrement décidé à suivre l’indication donnée par la force supérieure.
Si l’on fait cela, alors... on saute des années d’études, on peut se saisir du résultat extrêmement rapidement. Si l’on ajoute cela, le résultat vient très rapidement.
Mais là, il faut le faire avec sincérité et... une sorte de spontanéité intérieure. Si l’on veut le faire sans cette soumission, on réussit — comme on réussit aussi à développer sa volonté personnelle et à en faire un pouvoir très considérable —, mais cela prend beaucoup de temps et on rencontre beaucoup d’obstacles, et le résultat est très précaire ; il faut être extrêmement persistant, obstiné, persévérant, et on est sûr de réussir, mais après un grand labeur.
Faites votre soumission dans un don de soi sincère, complet, et vous brûlerez les étapes, vous irez beaucoup plus vite ; mais il ne faut pas le faire avec calcul parce que ça gâte tout !
(silence)
D’ailleurs, quoi que l’on veuille faire dans la vie, une chose est absolument indispensable et à la base de tout, c’est la capacité de concentration de l’attention.
Si l’on arrive à rassembler les rayons de l’attention et de la conscience sur un point, et que l’on soit capable de maintenir cette concentration avec une volonté persistante, il n’y a rien qui puisse résister — quoi que ce soit, depuis le développement physique le plus matériel jusqu’au développement spirituel le plus élevé.
Mais cette discipline doit être suivie d’une façon constante et pour ainsi dire imperturbable ; non pas qu’il faille toujours être concentré sur la même chose — ce n’est pas cela que je veux dire, je veux dire apprendre à se concentrer.
Et matériellement, pour les études, pour les sports, pour tout développement physique ou mental, c’est absolument indispensable. Et la valeur de l’individu est proportionnelle à sa valeur d’attention.
Et au point de vue spirituel, c’est encore plus important. Il n’y a pas d’obstacle spirituel qui résiste à une puissance de concentration pénétrante.
Par exemple, la découverte de l’être psychique, l’union avec le Divin intérieur, les ouvertures sur les sphères supérieures, tout peut s’obtenir par un pouvoir de concentration intense et obstiné — mais il faut apprendre à le faire.
Il n’y a aucune chose dans le domaine humain et même surhumain dont la clef ne soit pas le pouvoir de concentration.
Vous pouvez être le meilleur athlète, vous pouvez être le meilleur élève, vous pouvez être un génie artistique, littéraire ou scientifique, vous pouvez être le plus grand saint avec cette faculté-là. Et chacun possède en soi un tout petit commencement — c’est donné à tout le monde, mais on ne le cultive pas.
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Entretien du 17 septembre 1958
Douce Mère, ici Sri Aurobindo a écrit : « Aborder intellectuellement la connaissance la plus haute et en prendre possession par le mental... » Comment est-ce possible ?
Tout ce qui nous arrive dans le monde spirituel, toujours, nous avons tendance à le traduire mentalement ; on veut se l’expliquer à soi-même, en tirer des conséquences, changer l’expérience en une règle d’action, tirer un profit mental de ce qui s’est passé afin de transformer l’expérience en quelque chose d’utile pratiquement. C’est ce que Sri Aurobindo appelle prendre possession mentalement de l’expérience. On le fait pour ainsi dire automatiquement. Malheureusement, la meilleure partie de l’expérience échappe toujours ; et même, si on veut la garder intacte, il faudrait rester dans l’état où l’expérience n’est pas mentalisée ; mais si l’on vit dans le monde extérieur, c’est pratiquement impossible.
C’est pour cela que ceux qui voulaient jouir de leur expérience spirituelle sans intervention du mental restaient dans des états de transe et évitaient soigneusement de redescendre au niveau de l’action. Mais si l’on veut transformer la vie, si l’on veut que l’expérience spirituelle ait un effet sur le mental, le vital et le corps, sur l’action de chaque jour, il est indispensable d’essayer de la traduire mentalement et d’accepter la diminution inévitable, jusqu’au moment où le mental lui-même sera transformé et capable de participer à l’expérience sans la déformer.
Ce que l’on veut faire est encore plus difficile puisque l’on veut que le vital aussi soit transformé et puisse participer à l’expérience sans la déformer, et finalement que le physique lui-même, le corps, soit transformé par l’action spirituelle et qu’il ne soit plus un obstacle à l’expérience.
Cette transformation est justement le point le plus difficile à accepter pour la pensée ordinaire, parce que c’est presque la faculté qui doit être changée. Tous les fonctionnements doivent être changés pour que cette transformation soit possible, et l’on est habitué à identifier tellement l’activité et son fonctionnement que l’on se demande s’il est possible de penser autrement que de la manière dont on pense d’ordinaire.
Ce n’est possible que quand on a eu l’expérience d’un silence total dans la région mentale et que la force spirituelle, avec sa lumière et son pouvoir, descend à travers le mental et le fait agir directement sans qu’il suive sa méthode habituelle d’analyse, de déduction, de raisonnement. Il faut que toutes ces facultés, qui sont considérées comme les activités normales du mental, soient arrêtées et que tout de même la Lumière, la Connaissance et le Pouvoir spirituels puissent les transformer en une expression directe, qui ne passe pas par ces moyens pour s’exprimer.
Le mental, dans sa forme la plus extérieure, est un moyen d’action, un instrument d’organisation et d’exécution. Il met les notions en ordre les unes par rapport aux autres, en tire des conséquences pour l’action et donne l’impulsion à cette action. C’est ce pouvoir d’organisation et d’impulsion de l’action qui peut être produit directement par la force spirituelle, qui s’empare de la conscience mentale sans que ces procédés d’analyse, de déduction, de raisonnement, soient nécessaires. Dans l’intuition, les choses se passent déjà un peu de cette manière ; mais l’intervention spirituelle est pour ainsi dire une super-intuition, une expression directe de la vision de l’expérience, de la connaissance par identité.
(silence)
Il y a beaucoup d’étapes dans cette transformation, et les premières sont comme des sortes d’imitations mentales du mouvement.
Tout le processus d’analyse, de raisonnement, de déduction et de formulation des conséquences, se produit presque spontanément dans un arrière-plan mental et nous donne le résultat, qui nous apparaît comme une intuition mais qui est encore le résultat de tout ce travail qui s’est produit avec une grande rapidité et, comme je le dis, dans une sorte d’arrière-plan dont nous ne sommes pas tout à fait conscients, si bien que nous voyons le point de départ et le résultat sans suivre dans le détail toute la marche, tout le développement de l’activité mentale.
Les gens qui ont un esprit très prompt et qui peuvent se saisir des choses avec une grande rapidité, dont l’activité mentale est extrêmement rapide, immédiate, ceux-là peuvent donner l’impression qu’ils ont de l’intuition, mais ce n’est qu’une forme extérieure et presque une imitation de l’intuition. L’intuition est déjà une vision directe, quelque chose qui se passe du raisonnement et de la déduction. C’est déjà l’expression d’une connaissance directe, par intuition.
Mais avant d’en arriver là, toutes les expériences que l’on a, ont besoin, pour atteindre la conscience extérieure, de passer par la méthode mentale ordinaire d’observation, d’analyse et de déduction ; et alors... l’essence même de l’expérience s’évanouit, et il ne reste plus qu’une sorte d’écorce, très aride, qui a perdu tout son pouvoir de réalisation — presque, presque perdu.
Mais ceux qui ont une activité intellectuelle très dominante sont dans une nécessité presque absolue de s’emparer de toute chose, de toutes les expériences intérieures, et de commencer à les formuler.
Si, en plus, ils ont un pouvoir d’expression, ils essayent de les formuler en des mots et des phrases ; et quand on a vécu ces expériences, et que l’on s’aperçoit de cette ligne descendante, on voit à chaque étape la réalité profonde de l’expérience qui recule, qui s’en va dans un arrière-plan, au lieu d’être en face et de dominer tout l’être — ça recule lentement comme cela, (geste) et il ne reste plus au-dehors que quelque chose... qui est une sorte d’imitation sèche et froide. Elle peut s’exprimer dans des mots très enthousiastes, mais par rapport à ce qu’est la Chose elle-même, en elle-même, dans sa vérité profonde, c’est tellement racorni, amoindri... Toute la vraie joie, la vraie beauté, l’enthousiasme intérieur, cette chaleur merveilleuse de l’expérience, tout cela s’en va en arrière. On essaye de le retenir, mais ça vous échappe. Et ce pouvoir de formuler, on le paie très cher.
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La Mère – Éducation
Une tête très, très tranquille est indispensable pour voir et comprendre clairement et pour agir correctement.
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Comment apprendre à un élève à penser correctement ?
C’est dans la méditation silencieuse que l’on développe sa capacité mentale.
23 mars 1966
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Mâ, je vais essayer de travailler à l’aide de l’intuition. Aide-moi dans mes efforts.
Calmer le vital.
Taire le mental.
Garder le cerveau silencieux et immobile comme une surface plane tournée vers le haut et attentive.
Et attendre...
29 septembre 1967
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Toutes les études, ou en tout cas la plus grande partie des études consiste à apprendre le passé, dans l’espoir que cela vous fera mieux comprendre le présent. Mais si l’on veut éviter le danger que les élèves restent accrochés au passé et refusent de regarder l’avenir, il faut prendre grand soin de leur expliquer que tout ce qui est arrivé dans le passé avait pour but de préparer ce qui se passe maintenant et que tout ce qui se passe maintenant ne fait que préparer la route pour l’avenir qui est vraiment la chose la plus importante pour laquelle nous devons nous préparer. C’est en cultivant l’intuition que l’on se prépare à vivre pour l’avenir.
18 novembre 1967