Quelques extraits des Lettres à Dilip (7)
24 novembre 1932
Bien entendu, les adorateurs de Tagore prendront parti pour Pradodh Sen, à quoi vous attendiez-vous ? La nature littéraire (ou artistique en général, du moins très souvent), c'est la nature humaine dans ce qu'elle a de plus susceptible – genus irritabile vatum (1). des poètes. En outre, où serait le plaisir de la littérature si nous ne pouviez utiliser votre science des mots pour boxer le nez de quelque faction adverse ? L'homme est peut-être un animal doué de raison, mais un animal belliqueux, et il doit se battre avec des mots s'il ne peut le faire avec les poings, les épées, les fusils ou le gaz toxique. Je n'en applaudis que davantage votre décision de ne pas poursuivre plus loin le traitah [triple chariot].
1. Horace : "La race irritable des poètes".
Décembre 1932
J'ai relu le message du yogi cité dans la lettre de Madame Gold, mais hors du contexte on ne peut rien en déchiffrer de bien défini. On trouve deux affirmations assez claires :
"Dans le silence se trouve la sagesse" – c'est dans le silence intérieur du mental que la vraie connaissance peut venir ; car l'activité ordinaire du mental ne créé que des idées et des représentations de surface qui ne sont pas la vraie connaissance. La parole n'est ordinairement que l'expression de la nature superficielle – donc trop s'extérioriser dans ce genre d'expression gaspille l'énergie et empêche l'écoute intérieure qui apporte la parole de la vraie connaissance.
"En écoutant, vous obtiendrez ce à quoi vous pensez" signifie sans doute que dans le silence viendront les vraies formations-pensées, qui peuvent alors s'effectuer ou se réaliser. La pensée peut être une force qui se réaliser, mais les pensées ordinaires de surface ne sont pas de ce genre, il y a en elles plus de gaspillage d'énergie que dans n'importe quoi d'autre. C'est dans la pensée qui pénètre un mental tranquille ou silencieux que se trouve le pouvoir.
"Parlez moins et gagnez le pouvoir" a essentiellement la même signification. Ce n'est pas seulement une connaissance plus vraie, mais un plus grand pouvoir qui nous vient dans la quiétude et le silence d'un mental qui, au lieu de bouillonner à la surface, peut plonger dans ses propres profondeurs et écouter ce qui provient d'une conscience supérieure.
C'est probablement ce que cela signifie – ce sont des choses connues de tous ceux qui ont quelque expérience du Yoga.
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Décembre 1932
Déprécier Bankim (1) est absurde. Il compte et comptera parmi toujours au nombre des grands créateurs et sa prose se place parmi les dix ou douze meilleurs proses de la littérature mondiale.
1. Bankim Chandra Chatterji (1838-1894), célèbre écrivain bengali, dont le roman le plus connu, Anandamaath (Le Monastère de la Félicité, 1882) relate la révolte des Sannyasins en 1769 et a inspiré le mouvement pour l'indépendance de l'Inde.
2 décembre 1932
La difficulté de faire émerger l'être intérieur à la surface est très forte, sans aucun doute, comme c'est généralement le cas pour tous ceux qui ont beaucoup vécu dans le mental actif et les choses extérieures. Il y en a d'autres ici qui sont considérés comme de bons sadhaks et sont ou ont été dans le même cas. Mais cela ne peut être surmonté que par une longue et patiente pression. Le plus important pour vous, c'est de refuser de vous laisser abattre par la réaction qui suit une expérience – de la prendre comme un signe d'espoir plutôt que de l'accueillir par une réaction de déception et un sentiment d'échec.
Quant à l’effondrement de Putu130, je n’avais pas l’intention d’en dire quoi que ce soit maintenant – car une discussion mentale sur les causes et les conséquences n’aide pas beaucoup à ce stade. Je dois dire cependant que ce n’est pas l’élan qui pousse à s’unir au Divin ni la Force Divine qui conduisent à la folie – c’est la façon dont les gens eux-mêmes agissent dans leur quête de ces choses.
Pour être plus précis, je n’ai jamais connu un cas d’effondrement dans le Yoga – on ne parle pas de simple difficulté ou d’échec négatif – un cas de dramatique désastre dans lequel ne se trouvait pas à l’œuvre l’une au moins de trois causes.
Premièrement, quelque aberration sexuelle – je ne parle pas de la simple sexualité, qui peut être très forte dans la nature sans conduire à la chute – ou une tentative de sexualiser l’expérience spirituelle sur une base animale ou grossièrement matérielle ;
deuxièmement, une ambition exagérée, l’orgueil ou la vanité essayant de s’emparer de la force ou de l’expérience spirituelle et d’en faire une glorification de soi-même – et s’achevant en mégalomanie ;
troisièmement, un vital déséquilibré et un système nerveux faible, enclin à suivre ses propres imaginations et impulsions incontrôlées sans véritable ou forte volonté mentale pour le stabiliser ou le restreindre, et donc à la merci des imaginations et suggestions du monde vital adverse, une fois qu’il a franchi la frontière pour pénétrer dans la zone intermédiaire dont je parlais dans un récent message.
Tous les cas d’effondrement dans cet Ashram étaient dus à ces trois causes – surtout aux deux premières. Seuls trois ou quatre d’entre eux se sont terminés par la folie – et pour ceux-là, l’aberration sexuelle était invariablement présente ; une chute violente hors du Chemin en est généralement la conséquence.
Putu ne fait pas exception à la règle. Ce n’est pas parce qu’elle recherchait avec force l’union avec le Divin qu’elle est devenue folle, mais parce qu’elle a abusivement utilisé ce qui descendait au profit d’une sexualité mystique et de la satisfaction d’un orgueil mégalomaniaque, en dépit de mes avertissements insistants et répétés. C’est, pour le moment, la seule lumière que je puisse apporter à ce sujet – bien entendu, je généralise et évite les détails.
130. Une sadhika bengalie, parente d’Anilbaran.
14 décembre 1932
Il vaut certainement mieux ne pas s'attarder sur les difficultés ni leur donner trop de force, car, notre expérience nous le montre, agir ainsi les fait revenir telle une fraction périodique 1.
1. En mathématiques, série dont les termes sont des fractions et dont le schéma des termes est répétitif.
17 décembre 1932
Dans le Yoga, le passé n'est pas un guide pour l'avenir ; car ce qui est survenu dans le passé est dû à des causes temporaires et non permanentes, et les éliminer est le but même de la sadhana.
17 décembre 1932
Il est inévitable que les doutes et les difficultés surgissent dans une entreprise aussi ardue que la transformation de la nature ordinaire de l'homme en une nature spirituelle, le remplacement de son système de valeurs extérieures et de son expérience de surface par des valeurs et une expériences intérieures plus profondes.
Mais ce n'est pas en leur donnant leur pleine force que les doutes et les difficultés peuvent être surmontés ; cela peut se faire plutôt en apprenant à prendre du recul par rapport à eux et à refuser de se laisser entraîner ; alors il y a une chance que la petite voix tranquille de l'intérieur se fasse entendre, chassant ces clameurs plus bruyantes et ces mouvements qui viennent de l'extérieur. C'est pour la lumière de l'intérieur que vous devez faire de la place ; la lumière du mental extérieur est tout à fait insuffisante pour la découverte des valeurs intérieures ou pour juger de la vérité de l'expérience spirituelle.
24 décembre 1932
Oui, le "progrès" que vous êtes en train d'accomplir est du genre authentique – les signes sont reconnaissables. Et après tout, la meilleure façon de faire progresser l'Humanité est d'aller soi-même de l'avant – cela peut sembler individualiste ou égoïste, mais ce n'est pas le cas : c'est seulement du bon sens.
[Tout ce que font les meilleurs est mis en pratique par le reste." Guîtâ, 3.21]
28 décembre 1932
Le désir pour le Divin ou pour la bhakti envers le Divin est le seul désir qui peut libérer de tous les autres – à la base, ce n'est pas un désir mais une aspiration ; un besoin de l'âme, le souffle d'existence de l'être intérieur, et en tant que tel, on ne peut le compter parmi les désirs.
1933
Quant à une estimation de moi-même, je n'en ai fourni aucune. Selon moi, la valeur d'un homme ne dépend pas de ce qu'il apprend, ni de sa position, de sa renommée ou de ce qu'il fait, mais de ce qu'il est intérieurement, et de cela je n'ai rien dit.
1933
Il n'y a aucun mal à ce que le vital prenne part à la joie du reste de l'être ; c'est la participation du vital qui la rend dynamique et la communique à la nature extérieure.
1933
Empêchez l'intrus d'entrer ! Et laissez grandir en vous l'étoile de la Vérité et de la Bhakti.
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5 janvier 1933
Quant à la foi, vous écrivez comme si je n'avais jamais connu le moindre doute ou la moindre difficulté. J'en ai éprouvé de pires que tout ce qu'un mental humain peut imaginer. Ce n'est pas parce que j'ai ignoré les difficultés, mais parce que je les ai vues plus clairement, les ai expérimentées sur une plus vaste échelle que ne l'ont fait tous ceux qui vivent à présent ou ont vécu avant moi, que les ayant affrontées ou mesurées, je suis certain des résultats de mon travail.
Mais même si je voyais le risque qu'il puisse n'aboutir à rien (ce qui est impossible), je continuerais imperturbablement, parce que j'aurais tout de même fait du mieux que j'aurais pu le travail que j'avais à faire et que ce qui est accompli ainsi compte toujours dans l'économie de l'univers.
Mais pourquoi sentirais-je que tout cela puisse aboutir à rien, quand je vois chaque pas et le but où il conduit et que chaque semaine, chaque jour – autrefois c'était chaque année et chaque moi et à l'avenir ce sera chaque jour et chaque heure – me rapproche tellement de mon but ? Sur le chemin qu'on parcourt avec la Lumière supérieure d'en haut, même la moindre difficulté apporte son aide et possède sa valeur, et la Nuit elle-même porte en elle la Lumière qui doit être.
12 janvier 1933
Je ne me suis jamais fait d'illusions en imaginant que le chemin pouvait être confortable et aisé – j'ai toujours su que le travail ne pouvait s'accomplir que si les difficultés essentielles surgissaient et étaient affrontées – aussi leur apparition ne peut-elle me lasser ni me décourager, quelle que soit l'obstination qu'il puisse y avoir dans les difficultés, qu'elles soient les nôtres, chez les sadhaks ou dans la Nature.
[...]
Je ne vois pas comment la méthode de la foi dans les cellules peut être comparée à "manger un quartier de lune". Personne n'a jamais obtenu un quartier de lune, mais la guérison par la foi dans les cellules est un fait concret et une loi de la Nature, qui a été assez souvent démontrée même en dehors du Yoga.
La façon d'obtenir la foi et tout le reste, c'est d'insister pour les avoir et refuser de se relâcher, de désespérer ou d'abandonner avant de les avoir – c'est de cette manière que l'on a tout obtenu depuis que ce monde difficile a commencer à porter des créatures douées de pensées et d'aspirations. C'est de s'ouvrir toujours, toujours à la Lumière et de tourner le dos à l'Obscurité. C'est de refuser les voix qui disent avec obstination : "Tu ne peux pas, tu n'y arriveras pas, tu n'es pas capable, tu es le jouet d'un rêve" – car ce sont les voix ennemies, elles vous coupent, par leur stridente clameur, du résultat qui venait, et pointent ensuite triomphalement la stérilité du résultat, comme une preuve de leurs affirmations.
La difficulté de l'entreprise est connue, mais le difficile n'est pas impossible – c'est le difficile qui a toujours été accompli, et la conquête des difficultés forme tout ce qui a de la valeur dans l'histoire de la terre. Dans l'effort spirituel, il en sera de même.
Sri Aurobindo & Dilip Kumar Roy - Correspondance (1929-1933)
Voici le premier des quatre volumes de correspondance entre Sri Aurobindo et Dilip Kumar Roy, chanteur, musicien, poète et écrivain bengali. En 1928, Dilip devint le disciple de Sri Aurobindo, qu...
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