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Lettre de Sri Aurobindo à Dilip du 5 mai 1932

(Nous y découvrons non seulement l'infinie patience du maître envers le disciple mais aussi des indications assez rares sur le travail accompli par Sri Aurobindo-Mère et des conseils  précieux pour nous-mêmes.)

Vous vous êtes laissé de nouveau perturber et déprimer, et, comme d'habitude, cette condition défavorable a obscurci votre esprit, et sous son influence, il a distordu les choses, les mettant tout de travers et les prenant tout à fait par le mauvais bout. La Mère proteste contre les affirmations que vous lui prêtez dans la lettre que vous m'avez écrite, et je dois d'abord clarifier cet imbroglio.

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La Mère n'a pas dit que chaque fois que vous avez médité avec elle, elle a senti cette raideur en vous, cette fermeture et qu'elle n'a pas pu travailler. Au contraire, la dernière fois, elle vous a dit que vous aviez accompli un grand progrès dans réceptivité, ce qui signifiait que vous aviez été tout le temps réceptif et l'étiez encore beaucoup plus maintenant. Cette fois aussi, elle se rappelle vous avoir dit qu'en méditant avec vous elle avait toujours trouvé la force là et vous avait trouvé réceptif. Il serait donc tout à fait contraire à la vérité de prétendre qu'elle ne pouvait pas travailler pour cause de non-réceptivité en vous et elle n'a pas dit cela du tout.

Au contraire, elle a dit que la force a toujours travaillé même quand vous n'en étiez pas conscient et avait produit ses effets, et vous avez admis vous-même qu'il en était ainsi et que vous aviez senti les résultats par la suite, même si vous n'aviez pas été conscient de l'action sur le moment.

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Il est aussi tout à fait injustifié de dire que vous allez dans la mauvaise direction depuis trois ans et demi – marchant vers l'ouest quand vous pensiez vous diriger vers l'est. La Mère n'a rien dit de ce genre. Vous n'alliez pas dans la mauvaise direction ; il n'y avait rien de mauvais à prier ou appeler la Mère ou à vous concentrer à l'intérieur, il n'y a rien de mauvais à méditer avec ardeur – pourvu que ce soit une ardeur confiante et heureuse.

Vous Alliez bien vers l'est, mais ce que la Mère a dit, c'est que seulement que vous marchiez comme si vous aviez une chaîne autour des chevilles, et la chaîne, c'était une certaine tension et raideur dans votre effort. C'est ce qu'elle a trouvé de mauvais dans votre façon de méditer. Vous n'avez donc pas à vous lamenter d'avoir marché tout le temps dans la mauvaise direction – car ce n'est pas le cas ; ce qu'il faut, c'est tirer profit de la découverte et vous débarrasser de l'entrave.

La Mère n'a pas seulement désigné l'obstacle, elle vous a montré très expressément comment vous en débarrasser, et à l'époque, vous aviez compris ce qu'elle vous disait, même si maintenant (au moment où vous m'avez écrit cette lettre) la lumière entrevue semble s'être masquée, parce que vous avez laissé votre vital s'adonner de plus en plus à l'amer passe-temps de la tristesse. Cet obscurcissement était tout naturel, puisqu'il est invariablement l'effet de la tristesse.

C'est pourquoi je m'élève contre l'évangile de souffrance et contre toute sâdhanâ qui ferait de la souffrance l'un des points principaux de son programme (abhimâna, révolte, virahà).

Car le chagrin n'est pas, comme l'a fait remarquer Spinoza, un transit vers une plus grande perfection, une voie d'accès à la siddhi ; il ne peut pas l'être, puisqu'il jette le mental dans la confusion, l'affaiblit et le plonge dans le désarroi, amoindrit la force vitale, assombrit l'esprit.

Tomber de la joie, de l'adaptabilité vitale et de l'Ânanda dans le chagrin, le manque de confiance en soi, le découragement et la faiblesse, c'est régresser d'une conscience élevée à une conscience inférieure ; ces humeurs, si elles sont fréquentes, dénotent que dans le vital, quelque chose se cramponne au mouvement mesquin, obscur, sombre et angoissé dont le yoga a précisément pour but de vous faire sortir.

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Il est par conséquent tout à fait inexact de dire que la Mère vous a retiré la mauvaise clé avec laquelle vous vous efforciez d'ouvrir la porte du palais des fées et vous a laissé sans clé du tout. Car non seulement elle vous a montré la bonne clé, mais elle vous l'a donnée. Elle ne s'est pas contentée d'une vague exhortation à la bonne humeur, elle a décrit exactement l'état que l'on ressent dans une bonne méditation : un état où l'on est tranquillement ouvert au lieu de tirer avec avidité ou désespoir, un état fait de repos intérieur et non de tension, d'un harmonieux don de soi à la Force divine pour qu'elle agisse et, dans cette tranquillité, une perception de l'action de la Force et une confiance paisible qui la laisse agir sans l'entraver par l'inquiétude.

Et elle vous a demandé si vous aviez déjà éprouvé cet état ; vous avez dit que oui, que vous le connaissiez fort bien. Or il marque le début de l'ouverture psychique et si vous l'avez ressenti, vous savez ce qu'est l'ouverture psychique ; évidemment, bien d'autres choses viennent ensuite la compléter, mais c'est dans cet état fondamental que tout le reste vient le plus facilement.

Vous auriez dû garder présente à la conscience la clé que la Mère vous a donnée et vous en servir : ne pas revenir en arrière, ne pas vous laisser gagner par la tristesse et par une vision chagrine du passé.

Dans cet état, que nous appelons attitude juste ou psychique, l'appel, la prière, l'aspiration peuvent apparaître et apparaîtront. L'intensité, la concentration viendront d'elles-mêmes et non par un dur effort ou par l'exercice d'une tension exagérée sur la nature. Le rejet de tous les mouvements faux, la confession franche des défauts, non seulement ne sont pas incompatibles avec l'intensité et la concentration, mais y contribuent ; et cette attitude rend le rejet et la confession faciles, spontanés, tout à fait complets, sincères et efficaces. C'est l'expérience de tous ceux qui ont consenti à l'adopter.

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Je puis dire, en passant, que conscience et réceptivité ne sont pas la même chose ; on peut être réceptif sans pourtant percevoir extérieurement comment les choses se font et ce qui se fait. La Force agit, je l'ai écrit et répété, derrière le voile ; les résultats s'accumulent à l'arrière-plan et sortent plus tard, souvent lentement, peu à peu, jusqu'au moment où la pression devient si forte que d'une manière ou d'une autre elle ouvre une brèche et s'impose à la nature extérieure. Là réside la différence entre l'effort tendu du mental et du vital pour tirer la force et une ouverture psychique spontanée, et ce n'est nullement la première fois que nous parlons de cette différence.

La Mère et moi l'avons répété, oralement et par écrit, à d'innombrables reprises, et nous avons déconseillé de tirer (1) et de faire effort pour plaider en faveur de cette attitude d'ouverture psychique.

Il ne s'agit pas, en réalité, de posséder la bonne ou la mauvaise clé, mais d'introduire la clé dans la serrure de la bonne ou de la mauvaise manière : ou bien, en raison d'une difficulté quelconque, vous essayez de forcer la serrure en tournant la clé dans un sens et dans l'autre avec violence, ou bien, avec calme et confiance, vous la tournez comme il faut et la porte s'ouvre.

Non que l'on ne puisse rien accomplir en tirant par un effort violent et tendu ; cela finit par imposer un résultat ou un autre, mais avec des difficultés, des retards, des luttes, des soulèvements puissants de la Force qui perce en dépit de tout. Râmakrishna lui-même a commencé par tirer et faire effort, et il est parvenu au résultat qu'il cherchait, mais au prix d'un bouleversement terrible et périlleux ; ensuite il a adopté la manière tranquille du psychique chaque fois qu'il voulait obtenir un résultat, et il y parvenait aisément et dans un minimum de temps.

Vous dites que cette méthode est trop difficile pour vous et que seuls les "Avatar" comme la Mère ou moi peuvent l'appliquer. Cette conception est étrangement fausse ; car c'est au contraire la voie la plus facile, la plus simple et la plus directe, et n'importe qui peut l'emprunter s'il tranquillise son mental et son vital : même ceux qui sont dix fois moins doués que vous en sont capables.

C'est l'autre manière, faite de tension, de contrainte, de dur effort qui est difficile et exige une grande force de Tapasyâ.

Quant à la Mère et à moi-même, nous avons dû essayer toutes les voies, suivre toutes les méthodes, surmonter des montagnes de difficultés, porter un fardeau beaucoup plus lourd que le vôtre ou celui de n'importe qui, dans l'Ashram ou ailleurs, subir des conditions beaucoup plus difficiles, livrer des batailles, endurer des blessures, frayer des routes à travers des marécages, des déserts et des forêts impénétrables, vaincre des masses d'hostilité ; labeur, j'en suis certain, tel que nul autre n'en avait accompli avant nous.

Car le Pionnier, dans un travail comme le nôtre, ne doit pas seulement faire descendre le Divin et le représenter ou l'incarner, mais représenter aussi l'élément ascendant de l'humanité, porter tout entier le fardeau de l'humanité et éprouver, non pas dans le simple jeu de la Lîlâ, mais dans l'implacable réalité, toute l'obstruction, toute la difficulté, toute l'opposition qu'il est possible de rencontrer sur le sentier, dans un labeur semé d'embûches et d'entraves et dont la victoire ne peut être que tardive.

Mais il n'est ni nécessaire, ni tolérable que l'expérience se répète tout entière une fois de plus chez les autres. C'est parce que notre expérience est complète que nous pouvons indiquer aux autres une route plus directe et plus facile... si seulement ils veulent bien consentir à l'emprunter. C'est en raison de notre expérience, acquise à un prix énorme, que nous pouvons vous exhorter ainsi, vous et les autres :

"Adoptez l'attitude psychique ; suivez le chemin direct et ensoleillé, en vous laissant porter ouvertement ou secrètement par le Divin ; s'il se cache, il se montrera au bon moment ; ne vous obstinez pas à choisir la route pénible et pleine d'embûches le chemin détourné et difficile."

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Vous dites que jamais on ne vous avait signalé cela auparavant. C'est pourtant ce que nous n'avons cessé de dire à tout le monde, à tout propos et hors de propos, depuis des temps immémoriaux ! Mais vous n'étiez pas enclin à considérer que c'était faisable, ou du moins vous n'étiez pas prêt à appliquer ce principe à la méditation, parce que votre conscience, par tradition, en raison de vos vies passées ou pour d'autres causes, se cramponnait à des conceptions anciennes et contraires.

Quelque chose en vous revenait sans cesse à une sâdhanâ en quelque sorte vishnouïte, ce qui tendait à y introduire ce sentiment douloureux : éléments d'abhimâna, de révolte, de souffrance, le Divin qui se cache ("Je le cherche, mais jamais il ne se montre"), la rareté de l'épanouissement, le milana.

Une autre partie de vous-même était portée à ne voir d'autre issue qu'un idéal dur, sévère, ascétique, le Brahman incolore et sans traits, et s'imaginait le supramental sous cet aspect ; quelque chose dans le vital se figurait la conquête des mouvements faux comme une Tapasyâ ardue et désespérée, et non comme une voie d'accès à la pureté et à la joie du Divin ; un certain élément en vous semble persister, encore maintenant, à considérer l'attitude psychique comme quelque chose d'extraordinaire, de difficile, d'inhumain et d'impossible ! Ces atermoiements du mental et du vital – et d'autres (2) –, vous devez les éliminer et porter sur la Vérité toute simple un regard simple et direct.

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Non que ces difficultés vous soient particulières : tous les sâdhak, en abordant le Chemin, ont dû surmonter des obstacles similaires.

Il m'a fallu quatre années d'effort intérieur pour trouver un vrai Chemin, bien que l'aide divine m'ait accompagné tout au long, et malgré cela la solution a paru venir par accident ; et il m'a fallu dix années de plus d'un yoga intense, sous une direction intérieure suprême, pour tracer ce Chemin, car j'avais à assimiler et à surmonter mon passé et le passé du monde avant de pouvoir trouver l'avenir et en construire les bases.

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Mais en ce qui vous concerne, le remède que nous vous proposons, la clé que nous vous offrons ne devraient pas être aussi difficiles à mettre en pratique que vous l'imaginez. Après tout, il ne s'agit que d'appliquer à la "méditation" la voie qui vous a si bien réussi dans votre travail de création.

Il y a une voie de la création par la tension et l'effort, où l'on se casse la tête par un travail dur et pénible ; souvent le passage est obstrué et rien ne vient, ou ce qui vient est acquis au prix d'une sorte de Tapasyâ intellectuelle.

Il y en a une autre, où l'on reste tranquille, où l'on s'ouvre à un pouvoir qui est là, à l'arrière-plan, et où l'on attend l'inspiration ; la force se déverse au-dedans et avec elle l'inspiration, l'illumination, l'Ânanda ; tout est fait par un Pouvoir intérieur.

Le flot s'arrête, mais on reste tranquille en attendant le prochain, et en son temps il vient à coup sûr. Ici non plus, tout n'est pas parfait dès le début, mais le progrès vient en vagues toujours renouvelées du même Pouvoir.

La Mère vous a proposé d'appliquer la même méthode à votre méditation, si l'on peut appeler cela méditer : non une tension de l'activité mentale, mais une ouverture paisible à la Force qui est là tout le temps, au-dessus et autour de vous, afin qu'elle puisse couler et accomplir son œuvre dans la paix, l'illumination et l'Ânanda.

Cette voie vous a été indiquée, vous êtes vous-même, de temps en temps, dans l'état approprié ; vous n'avez plus qu'à apprendre à faire durer cet état ou à le recouvrer, et vous devez laisser la Force travailler comme elle l'entend.

Il vous faudra peut-être quelque temps pour maîtriser entièrement cette méthode, expulser l'ancienne habitude et faire en sorte que celle-ci vous devienne normale ; mais ne commencez pas par décider que c'est impossible ! C'est éminemment possible, et c'est ce que tout le monde devra faire tôt ou tard ; car c'est la porte d'entrée définitive.

La difficulté, la lutte n'appartenaient qu'à la période préparatoire nécessaire pour épuiser ou éliminer de la conscience cette obstruction qui était la haie de ronces autour du palais des fées.

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17. Il est possible de puiser régulièrement la Force ; ce n'est pas ce que j'entends par tirer : puiser la Force est très fréquent et salutaire (note de Sri Aurobindo).

18. Par exemple la crainte russellienne du vide, qui est le nom donné au Silence par le mental actif. Pourtant, c'est sur ce que vous appelez le vide, sur ce Silence, que tout mon yoga s'est fondé, et c'est à travers lui que sont venues par la suite toutes les richesses inestimables de la connaissance, de la Volonté et de la Joie plus grandes ; toutes les expériences des régions plus grandes du mental, du psychique et du vital, tous les échelons supérieurs jusqu'au surmental et au-delà.

La coupe a souvent dû être vidée pour se remplir de nouveau ; le yogi, le sâdhak ne doivent pas avoir peur du vide ou du silence. (Note de Sri Aurobindo.)

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