Endurance, indifférence et soumission (2)
Continuons de nous imprégner de cette force d'égalité si essentielle avec la retranscription du chapitre 12 du Yoga de la Perfection de soi, La voie de l'égalité :
Nous avons vu dans les chapitres précédents que l’égalité complète et parfaite comportait deux aspects. On peut donc y parvenir par deux mouvements successifs. L’un nous affranchit de l’action de la nature inférieure et nous conduit à la paix et la sérénité de l’être divin ; l’autre nous délivre en nous faisant vivre entièrement dans la nature supérieure, avec tout son pouvoir, et nous permet ainsi d’atteindre à l’équilibre stable et à l’universalité d’une connaissance, d’une volonté d’action et d’un Ânanda divins et infinis.
Le premier mouvement se traduit par une égalité passive ou négative, une réceptivité égale et impassible face aux impacts et aux phénomènes de l’existence, qui nie les dualités des apparences ou des réactions que les phénomènes nous imposent ; le deuxième, par une égalité active, positive, qui accepte les phénomènes de l’existence, mais seulement en tant que manifestations de l’être divin unique, et y répond sans se laisser troubler, grâce à la nature divine en nous qui les transmue en ses valeurs cachées.
Dans le premier mouvement, nous vivons dans la paix du Brahman unique et rejetons la nature de l’Ignorance active.
Dans le deuxième, nous vivons dans cette même paix mais aussi dans l’Ânanda du Divin. La vie de l’âme dans la nature porte alors les signes de la connaissance, de la joie d’être et du pouvoir divins.
Cette double orientation, unie par un principe commun, détermine la façon dont l’égalité progresse dans le yoga intégral.
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L’effort d’égalité passive ou purement réceptive peut partir de trois principes différents, ou de trois attitudes qui mènent toutes au même résultat, et finalement aux trois états suivants : l’endurance, l’indifférence et la soumission.
Le principe d’endurance fait appel à la force de l’esprit en nous ; il nous rend capable de supporter tous les contacts, tous les impacts et les suggestions de la Nature phénoménale qui nous assiègent de tous côtés, sans être terrassés ni contraints de subir aucun effet sur les plans émotionnel, sensoriel, dynamique ou intellectuel.
Le mental extérieur dans la nature inférieure n’a pas cette force, il n’a que celle d’une conscience limitée qui s’accommode au mieux de tout ce qui se déverse sur elle ou l’assiège dans ce grand tourbillon de conscience et d’énergie qui l’environne sur ce plan d’existence.
Certes, le fait même que le mental puisse subsister et affirmer son être individuel dans l’univers, est dû à la force de l’esprit en lui, mais il est incapable de la puiser dans toute l’infinitude de sa puissance pour affronter la vie ; s’il en était capable, il serait tout à la fois l’égal et le maître de son monde, mais en réalité il doit se débrouiller comme il peut. Il affronte certains impacts et peut les assimiler, les équilibrer ou les maîtriser partiellement ou complètement, pour un temps ou définitivement, et cela suscite en lui des réactions émotives et sensorielles de joie, de plaisir, de satisfaction, de sympathie, d’amour, etc., ou des réactions intellectuelles et mentales d’acceptation, d’approbation, de compréhension, de connaissance, de préférence. Cédant à leur attrait et à son propre désir, sa volonté s’en saisit pour tenter de les prolonger, les revivre, les créer, les posséder, en faire l’agrément habituel de sa vie.
D’autres impacts auxquels il se trouve confronté lui paraissent trop intenses ou trop différents de lui et discordants, ou trop faibles pour le satisfaire ; ce sont des éléments qu’il ne peut ni supporter ni mettre en accord avec lui-même ni assimiler, et il se voit contraint d’y répondre par le chagrin, la douleur, le malaise, l’insatisfaction, l’aversion, la désapprobation, le rejet, l’incapacité de les comprendre et de les connaître, ou le refus de les admettre. Il essaie de se protéger, de leur échapper, d’éviter ou de réduire au minimum leur récurrence ; parfois aussi, il a des mouvements de peur, de colère, de recul, d’horreur, d’aversion, de dégoût, de honte ; il serait heureux d’en être délivré mais il n’arrive pas à s’en débarrasser, car il y est attaché ou même les invite et doit donc en souffrir les conséquences ; ces impacts font partie de la vie, ils sont mêlés aux objets mêmes de notre désir, et l’incapacité d’y faire face fait partie de l’imperfection de notre nature.
Il y a d’autres impacts que le mental normal réussit à tenir en échec ou à neutraliser et auxquels il réagit spontanément par l’indifférence, l’insensibilité ou la tolérance, mais ce n’est alors ni une acceptation positive et une jouissance, ni un rejet et une souffrance.
Ces trois types de réaction se retrouvent aussi bien face aux êtres humains, aux choses, aux événements, qu’aux idées et aux actions et à tout ce qui peut se présenter au mental. Aussi répandues soient-elles, elles n’ont pourtant rien d’absolu ; elles constituent les degrés d’une gamme habituelle qui n’est pas exactement la même pour tous, et varie également selon le moment et les circonstances. Le même impact peut éveiller dans le même mental, à un moment donné, des réactions plaisantes ou positives, et à un autre des réactions hostiles ou négatives, ou indifférentes et neutres.
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L’âme qui aspire à la maîtrise peut commencer par opposer à ces réactions la force combative d’une endurance ferme et égale. Au lieu d’essayer de se protéger des impacts déplaisants, de les fuir ou d’y échapper, elle peut y faire face et apprendre à les supporter et à les endurer avec persévérance et courage, avec une égalité croissante ou une austère et calme acceptation. Cette attitude ou cette discipline produit trois résultats, trois pouvoirs d’âme devant les choses.
Premièrement, on s’aperçoit que ce qui était tout d’abord insupportable devient facile à endurer : la gamme du pouvoir réceptif s’élève d’un degré ; il faut un impact d’une force de plus en plus grande ou d’une durée de plus en plus prolongée pour susciter le trouble, la douleur, le chagrin, l’aversion ou produire quelque autre note du clavier des réactions déplaisantes.
Ensuite on s’aperçoit que la nature consciente se scinde en deux : une partie relève de la nature mentale et émotive normale où les réactions habituelles continuent de se dérouler ; l’autre relève de la volonté et de la raison supérieures, qui observe et n’est pas troublée ni affectée par la passion de la nature inférieure, qui ne l’accepte pas comme sienne, ne l’approuve pas, ne l’autorise pas, n’y participe point. Dès lors, les réactions de la nature inférieure commencent à perdre de leur intensité et de leur pouvoir, elles se soumettent aux suggestions de calme et de fermeté de la raison et de la volonté supérieures et, peu à peu, ce calme et cette fermeté s’établissent dans tout l’être mental et émotif, dans nos sensations même, dans notre vital, dans notre corps.
Nous accédons au troisième pouvoir : grâce à cette endurance et cette maîtrise, cette séparation de la nature inférieure et son rejet, nous sommes maintenant capables de nous débarrasser des réactions habituelles, et même, si nous le voulons, de recomposer tous nos modes d’expérience en accord avec la force de l’esprit.
Cette méthode s’applique non seulement aux réactions déplaisantes mais même à celles qui sont agréables ; l’âme refuse de s’y abandonner ou de se laisser emporter par elles ; elle reçoit calmement les impacts qui apportent la joie et le plaisir, refuse d’être excitée par eux, et finalement remplace la joie et la quête avide de plaisir du mental par le calme de l’esprit.
Cette méthode peut également s’appliquer au mental pensant. Celui-ci apprend à recevoir la connaissance et les limitations de la connaissance sans se troubler : l’âme refuse d’être attirée, de subir la fascination pour telle ou telle pensée attrayante ou d’être repoussée, d’éprouver du dégoût pour telle pensée inhabituelle ou désagréable. Elle sert la Vérité avec détachement, lui laissant le temps de croître sur le terrain d’une volonté et d’une raison fortes, désintéressées, souveraines.
Ainsi, peu à peu, l’âme devient égale devant toutes choses, maîtresse d’elle-même et capable de faire face au monde avec une forte assurance mentale et une sérénité spirituelle invariable.
Zinnia elegans - Zinnia blanc
Endurance intégrale
Jusqu'au bout de sa tâche elle ira sans faillir.
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La deuxième voie privilégie l’attitude d’indifférence impartiale.
Sa méthode consiste à rejeter immédiatement l’attirance ou la répulsion, à cultiver à l’égard de toutes choses une lumineuse impassibilité, un rejet, une force d’inhibition, l’habitude de se dissocier de ces réactions. Elles finissent alors par se défaire.
Cette attitude repose moins sur la volonté que sur la connaissance, quoique la volonté soit toujours nécessaire.
C’est une attitude qui suppose que les passions du mental naissent de l’illusion de la mentalité extérieure ou qu’elles sont des mouvements inférieurs indignes de la vérité calme de l’esprit unique et égal, ou des perturbations vitales et émotives qui doivent être rejetées par la tranquille volonté observatrice et l’intelligence impassible du sage.
Elle écarte le désir du mental, rejette l’ego qui attribue aux choses ces valeurs duelles et remplace le désir par une paix impartiale et indifférente, et l’ego par le moi pur, imperturbable, qui n’est plus excité ni bouleversé par les impacts du monde.
Ainsi, non seulement le mental émotif est tranquillisé, mais l’être intellectuel, lui aussi, rejette les pensées de l’ignorance et surmonte les simples curiosités de la connaissance inférieure pour accéder à l’unique vérité, éternelle, immuable.
Par cette méthode viennent les trois pouvoirs qui nous permettent d’atteindre la paix.
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D’abord, on s’aperçoit que le mental est volontairement lié aux petites joies et aux petits désagréments de la vie et qu’en réalité ceux-ci n’ont pas de prise intérieure sur lui si l’âme choisit simplement de se défaire de son habitude d’être déterminée, impuissante face aux phénomènes extérieurs et transitoires.
Deuxièmement, on s’aperçoit que dans le mental également une scission peut s’opérer, une partition psychologique entre le mental inférieur ou extérieur encore soumis aux vieux contacts habituels, et la raison, la volonté supérieures, qui se tiennent en arrière et vivent dans le calme indifférent de l’esprit.
Autrement dit, un calme intérieur grandit séparément en nous et observe les commotions des parties inférieures sans y prendre part ou sans y consentir le moins du monde. Au début, la raison et la volonté supérieures seront peut-être souvent obscurcies ou envahies, le mental emporté par les suggestions des parties inférieures, mais finalement ce calme devient inexpugnable, permanent, inébranlé par les contacts les plus violents, na duhkhena gurunâpi vicâlyate.
Cette âme intérieure paisible observe les troubles du mental extérieur avec ce détachement et cette indulgence que l’on accorde, sans s’y appesantir, aux petites joies et aux petits chagrins d’un enfant : elle ne s’identifie pas à eux, car elle voit bien qu’ils n’ont pas de réalité permanente. Et finalement, peu à peu, le mental extérieur lui-même accepte aussi cette sérénité calme et indifférente ; il cesse d’être attiré par les choses qui l’attiraient ou troublé par les chagrins et les douleurs auxquels il avait l’habitude d’attacher une importance si irréelle.
Ainsi apparaît le troisième pouvoir, un pouvoir de paix et de vaste tranquillité qui imprègne tout, la béatitude de la délivrance face aux assauts d’une nature qui s’imposait à elle-même des tortures fantastiques, et le bonheur extrême, profond, invariable, du contact de l’éternel et infini dont la présence permanente remplace la lutte et le tumulte des choses impermanentes, brahma-sansparsham atyantam sukham ashnute.
L’âme est établie en la félicité du moi, âtmaratih, en l’Ânanda unique et infini de l’esprit, elle n’est plus à la chasse des contacts extérieurs ni de leurs chagrins et de leurs plaisirs. Elle observe simplement le monde comme le spectateur d’une pièce de théâtre ou d’une action à laquelle elle n’est plus tenue de participer.
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La troisième voie est celle de la soumission ; ce peut être une résignation chrétienne fondée sur la soumission à la volonté de Dieu, ou une acceptation non égoïste des choses et des événements en tant que manifestations de la Volonté universelle dans le temps, ou un abandon complet de notre personne au Divin ou Purusha suprême.
De même que la première voie, et la première méthode, se fondaient sur la volonté, et la deuxième sur la connaissance et le discernement rationnel, cette troisième méthode s’appuie sur le caractère et le cœur et elle est très intimement liée au principe de la bhakti.
Poussée à l’extrême, elle arrive au même résultat : une égalité parfaite, car le nœud de l’ego est défait et les exigences personnelles disparaissent peu à peu : nous ne nous sentons plus liés par la joie que nous donnent les choses agréables ni affligés par les choses déplaisantes ; nous les acceptons sans empressement et les rejetons sans nous tourmenter car nous les rapportons toutes au Maître de notre être.
Nous nous soucions de moins en moins du résultat personnel et n’attachons d’importance qu’à une seule chose : nous approcher du Divin, être en contact et en harmonie avec l’Existence universelle et infinie ; être unis au Divin, devenir son moyen d’expression, son instrument, son serviteur, son amant, et nous réjouir en Lui de notre relation avec Lui, sans autre objet ni autre cause de joie ou de chagrin.
Ici aussi, une scission peut se produire pendant un certain temps entre le mental inférieur des émotions habituelles et le mental supérieur, psychique, d’amour et de don de soi, mais finalement le premier cède, change et se transforme, il est immergé dans l’amour, la joie et la félicité du Divin et n’a d’autre intérêt ni d’autre attirance. Dès lors, au-dedans, tout est paix et béatitude égales de cette union : l’unique béatitude silencieuse qui dépasse toute compréhension, la paix qui demeure dans les profondeurs de notre existence spirituelle et n’est point touchée par les sollicitations des remous inférieurs.
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Même si leur point de départ diffère, ces trois voies coïncident, d’abord parce qu’elles inhibent les réactions normales du mental face aux contacts extérieurs, bâhya-sparshân, et ensuite parce qu’elles opèrent une séparation nette entre le moi ou esprit et l’action extérieure de la Nature.
Mais il est évident que notre perfection sera plus vaste et plus complète encore, plus inclusive, si nous pouvons atteindre à une égalité pleinement dynamique qui nous permettra non seulement de nous retirer du monde ou de l’affronter avec un calme distant et détaché, mais de revenir dans le monde et d’y vivre pleinement avec le pouvoir de l’Esprit calme et égal.
Ce retour est possible parce qu’en réalité le monde, la Nature et l’action ne sont pas choses complètement séparées du Moi. Ils sont une manifestation de l’Âme qui est Tout, du Divin.
Les réactions du mental habituel sont une dégradation des valeurs divines ; sans elles, ces valeurs nous apparaîtraient dans leur évidente vérité. Elles sont une falsification, une ignorance qui altère le jeu : une ignorance qui part de l’involution du Moi dans l’aveugle nescience de la Matière.
Dès que nous recouvrons la pleine conscience du Moi, de Dieu, nous pouvons attribuer une vraie valeur divine aux choses, les recevoir et agir sur elles avec le calme, la joie, la connaissance, la volonté clairvoyante de l’Esprit.
Quand nous voyons les choses ainsi, l’âme commence à sentir une joie égale dans l’univers, elle accepte toutes les énergies, sa connaissance saisit la vérité spirituelle derrière tous les phénomènes de cette manifestation divine. Elle possède le monde comme le Divin le possède, dans une plénitude de lumière, de pouvoir et d’Ânanda infinis.
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On peut donc aborder toute cette existence par un yoga d’égalité positive et active au lieu d’une égalité négative et passive. Ceci exige tout d’abord une nouvelle connaissance, c’est-à-dire une connaissance de l’unité : voir toutes choses comme soi-même, voir toutes choses en Dieu et Dieu en toutes choses.
Alors se manifeste la volonté d’accepter également tous les phénomènes, tous les événements, toutes les circonstances, toutes les personnes et toutes les forces comme des masques du Moi, comme des mouvements de l’unique énergie, des effets de l’unique pouvoir en action, gouvernés par l’unique sagesse divine ; sur la base de cette volonté de connaissance supérieure croît la force de faire face à toute chose avec une âme et un mental impassible.
Nous devons identifier notre moi avec le moi de l’univers, voir et sentir notre unité avec toutes les créatures, percevoir que toutes les forces, toutes les énergies, tous les effets, sont le mouvement de l’énergie de notre moi et, par conséquent, intimement nôtres — évidemment pas les mouvements de notre moi égoïste qui doit être réduit au silence, éliminé, rejeté, sinon cette perfection ne pourrait être atteinte, mais ceux d’un moi plus vaste, impersonnel ou universel, avec lequel nous ne faisons qu’un désormais.
Car notre personnalité n’est plus dès lors qu’un centre d’action de ce moi universel, mais un centre en relation et en harmonie parfaite avec toutes les autres personnalités, et, de même, avec tout ce que nous appelons des objets et des forces impersonnelles, mais qui, en fait, sont aussi des pouvoirs de l’unique Personne impersonnelle : Purusha, Dieu, le Moi ou Esprit.
Notre individualité lui appartient et n’est plus incompatible avec l’être universel ni séparée de lui ; elle s’est universalisée, elle connaît l’Ânanda universel, elle est une avec tout et unie par amour avec tout ce qu’elle connaît, tout ce qu’elle touche et tout ce dont elle jouit. Car, à notre connaissance égale de l’univers et à notre volonté égale d’acceptation de l’univers, viendra s’ajouter la joie que nous ressentons alors dans toute la manifestation cosmique du Divin.
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À ce niveau également nous pouvons noter trois résultats, trois pouvoirs que l’on obtient en suivant cette méthode.
D’abord, nous acquérons un pouvoir d’égale acceptation spirituelle, dans la raison et la volonté supérieures, qui commencent à répondre à la connaissance spirituelle. Toutefois, même si la nature peut être persuadée de prendre cette attitude générale, nous voyons qu’un conflit demeure entre la raison et la volonté supérieures, et l’être mental inférieur qui s’accroche à la vieille manière égocentrique de voir le monde et de réagir à ses impacts.
Puis nous constatons que l’être supérieur et l’être inférieur — bien qu’ils soient tout d’abord enchevêtrés, mêlés l’un à l’autre et qu’ils alternent, agissent l’un sur l’autre et luttent pour s’imposer —, peuvent être comme détachés de nous.
La nature spirituelle supérieure se dégage de la nature mentale inférieure.
Mais tant que le mental reste soumis aux réactions de chagrin et de trouble, aux joies et aux plaisirs inférieurs, nous nous heurtons à une difficulté plus grande encore, qui n’a pas la même intensité dans les yogas plus strictement individualistes ; car non seulement le mental éprouve ses propres troubles et ses propres difficultés, mais il partage les joies et les chagrins des autres, vibre à leur contact avec une sympathie poignante, sent leur impact avec une sensibilité subtile et les fait siens ; en outre, les difficultés d’autrui viennent s’ajouter aux nôtres et les forces qui s’opposent à la perfection résistent avec une opiniâtreté d’autant plus grande qu’elles sentent que ce mouvement est une attaque contre leur royaume universel, une tentative de conquête, et qu’il ne s’agit pas simplement d’une âme isolée qui échappe à leur règne.
Mais finalement, nous nous apercevons aussi que vient un pouvoir de surmonter ces difficultés ; la raison et la volonté supérieures s’imposent au mental inférieur et celui-ci se change perceptiblement en l’un des vastes modes de la nature spirituelle ; il trouve même une félicité à sentir, à affronter et surmonter tous les troubles, tous les obstacles et les difficultés, jusqu’à ce qu’ils soient éliminés par sa propre transformation.
Dès lors, l’être tout entier vit dans un pouvoir souverain, dans la joie et le calme universels, dans la félicité et la volonté clairvoyantes de l’Esprit en soi et dans sa manifestation.
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Pour comprendre le fonctionnement de cette méthode positive, nous pouvons noter brièvement son principe relativement aux trois grands pouvoirs que sont la connaissance, la volonté et les sentiments.
Toute émotion, tout sentiment, toute sensation est, pour l’âme, une manière d’entrer en contact avec les manifestations du Moi dans la nature et de découvrir leurs valeurs réelles. Mais ce que le moi éprouve est une félicité universelle, Ânanda. Au contraire, l’âme dans le mental inférieur, nous l’avons vu, attribue à cette félicité trois valeurs variables de douleur, de plaisir et d’indifférence neutre, qui se mêlent l’une à l’autre avec plus ou moins d’intensité. Ces gradations dépendent du pouvoir qu’a la conscience individualisée d’affronter, de sentir, assimiler, neutraliser ou maîtriser tout ce qui vient à elle du moi plus grand qu’elle a exilé d’elle-même par son individualisation séparatrice et changé en un non-moi dans son expérience.
Mais tout le temps, à cause de ce Moi plus grand en nous, une âme secrète saisit une félicité en toutes ces choses, y puise de la force, croît par tout ce qui la touche et profite autant des expériences adverses que des expériences favorables. Cette félicité peut même être sentie par l’âme extérieure de désir ; en fait, c’est à cause d’elle que nous avons de la joie à exister et que nous pouvons même trouver un certain genre de plaisir dans la lutte, la souffrance et les couleurs plus violentes de l’existence.
Mais pour goûter l’Ânanda universel, tous nos instruments doivent apprendre à goûter la joie essentielle de toutes choses au lieu d’une joie partielle et pervertie. En toutes choses, il existe un principe d’Ânanda que la compréhension peut saisir et la sensibilité sentir comme leur goût de félicité, leur rasa (*) ; mais d’ordinaire, au lieu de cela, elles leur attribuent des valeurs arbitraires, inégales, contradictoires ; il faut donc les amener à percevoir toutes choses à la lumière de l’esprit et à transformer ces valeurs provisoires en le rasa réel, égal, essentiel et spirituel.
(*) Prononcer rassa
Le principe de vie est censé donner à cette appréhension du principe de félicité, rasa-grahana, la forme d’une intense jouissance de possession, bhôga, qui fait que tout l’être vital vibre, l’accepte et s’en réjouit ; mais d’ordinaire, à cause du désir, il n’est pas égal à sa tâche et change cette félicité en trois formes inférieures, de douleur, de plaisir, sukha-bhôga duhkha-bhôga, ou de rejet de l’un et de l’autre : ce que nous appelons insensibilité ou indifférence.
Le prâna, ou être vital, doit se libérer du désir et de ses inégalités, il doit accepter et changer en jouissance pure le rasa perçu par l’intelligence et la sensibilité.
Dès lors, les instruments n’opposent plus d’obstacle à la troisième étape où tout se change en l’extase pleine et pure de l’Ânanda spirituel.
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Dans le domaine de la connaissance également se produisent trois réactions mentales vis-à-vis des choses : l’ignorance, l’erreur et la connaissance vraie.
L’égalité positive les acceptera toutes trois dans un premier temps comme des mouvements de la manifestation d’un moi qui évolue hors de l’ignorance et, à travers la connaissance partielle et déformée, cause de l’erreur, qui accède à la connaissance vraie.
Elle traitera l’ignorance du mental pour ce qu’elle est psychologiquement : un état où la substance de la conscience est obscurcie, voilée et recouverte, où la connaissance du Moi Tout-Connaissant est dissimulée comme dans une gangue obscure ; elle se concentrera sur le Moi par le mental, et à l’aide des vérités connexes déjà connues, par l’intelligence ou par une concentration intuitive, elle délivrera la connaissance de son voile d’ignorance.
Elle ne s’accrochera pas uniquement à ce qui est connu, ni n’essayera de tout faire entrer de force dans son petit cadre, mais traitera le connu et l’inconnu avec un mental égal et ouvert à toutes les possibilités.
Elle traitera similairement l’erreur : elle acceptera l’écheveau embrouillé de la vérité et de l’erreur mais ne s’accrochera à aucune opinion et cherchera, au contraire, l’élément de vérité qui est derrière toutes les opinions et la connaissance cachée dans l’erreur — car toute erreur est la déformation d’un fragment incompris de la vérité, et c’est de cette vérité qu’elle tire sa vigueur, non de son interprétation fausse ; elle acceptera les vérités établies et pourtant ne se laissera pas limiter par elles : elle restera toujours ouverte à une connaissance nouvelle et à la recherche d’une sagesse réconciliatrice et unificatrice toujours plus intégrale, toujours plus vaste.
Celle-ci ne peut venir pleinement qu’en s’élevant au plan supramental idéal1 ; par conséquent, le chercheur égal de la vérité ne s’attachera pas à l’intellect et à ses opérations et ne pensera pas que tout finit là ; il sera prêt à s’élever au-delà, il acceptera chaque étape de l’ascension et la contribution de chacun des pouvoirs de son être, mais seulement pour les hisser à une vérité plus haute encore.
1. « La pensée supramentale présente toujours l’idée comme une substance d’être lumineuse, une substance de conscience lumineuse, qui prend telle ou telle forme de pensée significative ; par conséquent, elle ne donne pas cette impression d’un gouffre entre l’idée et le réel comme nous pouvons le sentir dans le mental ; au contraire, c’est une réalité en soi, c’est une “idée réelle”, c’est le corps même de la réalité. Quand elle fonctionne dans sa pureté naturelle, elle suscite un phénomène de lumière spirituelle qui est tout différent de la clarté intellectuelle et elle s’accompagne d’une grande force réalisatrice, d’un ravissement lumineux. C’est une vibration intensément sensible d’être, de conscience et d’Ânanda. » (Sri Aurobindo, La Synthèse des Yogas, tome II, p. 345.)
Il doit tout accepter, mais ne s’accrocher à rien, n’être rebuté par aucune chose, si imparfaite ou subversive soit-elle pour les idées établies, mais il ne doit pas permettre non plus que rien ne prenne possession de lui au détriment du libre fonctionnement de l’Esprit de Vérité.
Cette égalité de l’intelligence est une condition essentielle pour s’élever à la connaissance supérieure, supramentale et spirituelle.
La volonté en nous, parce qu’elle est généralement le pouvoir le plus dynamique de notre être — il existe une volonté de connaissance, une volonté de vie, une volonté des émotions, une volonté agissant dans chaque partie de notre nature —, prend bien des formes et répond au jeu du monde par des réactions variées, entre autres l’incapacité, le pouvoir limité, la maîtrise, ou la volonté juste, la volonté fausse ou pervertie ou neutre, et dans le mental éthique la vertu, le péché et la volonté a-morale.
L’égalité positive accepte tout cela aussi comme un écheveau de valeurs provisoires qui constituent son point de départ obligatoire, mais qu’elle doit transformer en une maîtrise universelle, en une volonté de Vérité et de Rectitude universelle, en la liberté de la Volonté divine en action.
La volonté égale n’a pas besoin de sentir de remords, de douleur, de découragement pour ses trébuchements ; si ces réactions surviennent dans sa mentalité habituelle, elle regardera simplement dans quelle mesure elles indiquent une imperfection et ce qui doit être corrigé — car elles ne sont pas toujours un indice juste —, et ainsi les dépassera pour trouver au-delà une direction égale et calme. Elle verra que même ces trébuchements sont nécessaires à l’expérience, et finalement que ce sont des pas qui conduisent au but.
Derrière et dans tout ce qui se produit en nous-mêmes et dans le monde, elle cherchera la signification et la direction divines ; par-delà les limitations obligatoires, elle verra une limitation volontaire du Pouvoir universel par laquelle il règle ses pas et ses degrés — obligatoires pour notre ignorance, volontaires pour la connaissance divine —, et elle les dépassera pour s’unir au pouvoir sans limite du Divin.
Elle verra toutes les énergies et toutes les actions comme des forces issues de l’unique Existence, et leurs perversions comme des imperfections — inévitables dans le déroulement du mouvement — de pouvoirs qui étaient nécessaires à ce mouvement.
Ainsi, elle sera charitable pour toutes les imperfections, tout en poursuivant fermement une perfection universelle.
Cette égalité ouvrira la nature à la direction de la Volonté divine et universelle et la préparera à l’action supramentale où le pouvoir de l’âme en nous s’emplit lumineusement du pouvoir de l’Esprit suprême et ne fait plus qu’un avec lui.
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Le yoga intégral se servira des deux méthodes, passive et active, selon le besoin de la nature et la direction de l’esprit intérieur, l’antaryâmîn.
Il ne s’en tiendra pas à la méthode passive qui conduirait seulement à quelque salut individuel quiétiste ou à la négation de l’être actif universel et spirituel, ce qui serait en contradiction avec la totalité de son but.
Il suivra la méthode de l’endurance mais ne se contentera pas d’une force et d’une sérénité détachées ; il s’acheminera au contraire vers une force et une maîtrise positives où il n’y aura plus besoin d’endurance parce que le moi sera spontanément, calmement et puissamment en possession de l’énergie universelle et capable de décider facilement et joyeusement de toutes ses réactions dans l’unité et l’Ânanda.
Il se servira de la méthode de l’indifférence impartiale mais sans verser dans une indifférence qui regarde de loin toutes choses ; au contraire, il acceptera impartialement tous les aspects de la vie afin de pouvoir transformer ses expériences en les valeurs plus vastes de l’esprit égal.
Il saura aussi, si nécessaire et pour un temps, se résigner et se soumettre ; mais par l’abandon complet de son être personnel au Divin il atteindra à l’Ânanda qui possède tout et en lequel ces mouvements sont inutiles, et à l’harmonie parfaite avec l’universel qui n’est pas simplement un acquiescement mais une unité qui embrasse tout, au service parfait et à la parfaite soumission du moi naturel au Divin.
Ainsi l’esprit individuel possédera le Divin dans toute sa plénitude.
Il mettra à profit la méthode positive mais ne s’arrêtera pas à une acceptation individuelle des choses, qui aurait pour effet de changer l’existence en un champ de connaissance, de pouvoir et d’Ânanda exclusivement individuels, aussi parfaits soient-ils.
Et de plus, il se sentira uni à l’existence des autres individus, vivra pour leur bien et pas seulement pour le sien, leur viendra en aide, sera pour eux un instrument parmi d’autres, une force associée participant au même mouvement de perfection. Il vivra pour le Divin, ne fuira pas l’existence du monde, ne sera pas attaché à la terre ni aux cieux, ni à quelque libération supracosmique.
Uni au Divin sur tous ses plans également, il saura vivre en Lui aussi bien dans le Moi que dans la manifestation.
(Chapitre 12 - page 199/212)