Jivanmukta
Jivanmukta
Il y a un silence plus vaste, inconnu
de l’esprit muet de la terre, immobile dans l’âme
devenue le socle de l’Éternité,
à jamais touchée par les infinitudes.
Une Splendeur, interdite aux yeux tournés vers la terre,
inonde un profond regard de feu qui voit tout ;
révélée, elle s’éveille quand la tranquillité de Dieu
encièle l’océan de l’immuable Nature.
Un Pouvoir descend qu’aucune Fatalité ne peut perturber ou vaincre,
plus calme que les montagnes, plus vaste que les flots en marche,
puissance unique de quiétude lumineuse
portant inlassablement les mondes et les âges.
La béatitude d’une extase sans fin nous embrasse,
une ivresse absolue, sublime, immortelle nous possède,
scellant l’amour à l’unité
dans l’étreinte du Très-Beau et Très-Aimé.
Celui qui échappe à la ronde monotone du Temps et tressaille,
ravi sans mots et sans pensée au sein de l’Éternel,
dévoile la forme et le signe de l’Être
établis sur les hauteurs dans le Silence omniscient.
Et s’il a consenti à revêtir ici un corps mortel,
il demeure l’Impérissable ; ignorant tout lien, toute limite ;
il joue tel un enfant sur le terrain des âges,
la vie et chacun de ses actes reflètent Sa magnificence.
Il n’agit et ne vit que pour donner à la Nature les forces de Dieu,
pour combler son attente, aider de sa Paix ailée d’immensité
son labeur torturé et guérir par la joie son antique douleur,
projetant la lumière sur l’inconsciente obscurité —
Choses vaines sont les buts plus étroits du mental
pour celui dont l’âme goûte et hautement possède
l’Infini et dont le Tout éternel
est le guide, l’aimé, le refuge.
Jivanmukta – page 73
Sri Aurobindo – Lettres à Dilip – 3 juin 1934
[...]
Restent les deux traductions de "Jivanmukta" par Nishikanta. Je trouve que le poème composé en matra-vritta35 n'est pas du tout satisfaisant ; l'autre est un bon poème.
35. Système de mesure métrique qui dépend de la différenciation entre des lettres alphabétiques longues et courtes. Un matra est un instant prosodique ou syllabique, le temps requis pour prononcer une voyelle courte.
Mais en tant que traduction ! Bon, il y a quelques erreurs de sens qui n'aident pas, par exemple mahima pour splendeur ; la lumière est lumière. Silence, Lumière, Puissance, Ananda, ce sont là les quatre piliers de la conscience du Jivanmukta36.'
Jivanmukta : un être vivant libéré.
Il en est de même pour l’œil embrasé qui voit tout, transformé en tout autre chose ; mais le pire, c'est le calme divin entourant le monde, qui n'est pas du tout ce que j'ai dit ou voulu dire.
Révélé, il s'éveille, quand le calme de Dieu
Couvre des cieux l'océan de la Nature immobile
Ces vers expriment une expérience spirituelle exacte incluant un symbole visible qui n'est pas une simple métaphore ornementale, mais correspond à une expérience précise et concrète, une immense et océanique expansion en elle-même de la conscience-Nature (pas le monde) couverte par les cieux du Calme Divin, et elle-même rendue calme et immobile par cette influence, qui la recouvre comme une voûte. Rien de tout cela n'apparaît dans la traduction ; c'est un vague exposé mental contenant une métaphore décorative.
Je ne souligne pas toutes ces choses pour critiquer, mais parce qu'elles indiquent une difficulté qui me semble insurmontable. Ce "Jivanmukta" n'est pas simplement un poème, mais la transcription d'une condition spirituelle, l'une des plus élevées dans l'expérience intérieure du Surmental. L'exprimer n'est pas chose facile. Si l'on écrit seulement des idées sur ce qu'elle est ou doit être, c'est un échec. Il doit y avoir quelque chose de concret, la forme, l'émotion spirituelle essentielle de l'état.
Les mots choisis doivent être corrects, à leur place, et chaque partie de l'exposé ) sa place dans un tout inévitable. Il ne doit y avoir aucun verbiage ni fioriture. Mais comment l'ensemble peut-il être transposé dans une autre langue sans tout gâcher ? Je ne vois pas comment on peut facilement éviter cela.
Par exemple, dans la quatrième strophe, "possesses" (s'empare), "sealing" (scellant), "grasp" (empoigner) sont des mots d'une grande importance pour le sens. Le sentiment de possession par le ravissement de l'Ananda, la pression de la force extratique qui scelle l'amour afin qu'il n'y ait plus jamais de division entre l'amant et le Bien-Aimé, le sentiment d'être empoigné par le Tout-Merveilleux sont des éléments plus que physiquement concrets de l'expérience ("grasp" est utilisé spécialement parce que c'est un mot physique, brusque et violent – il ne peut pas être remplacé par "in the hands" (entre les mains), ou "in the hold" (dans l'étreinte), et tout cela doit avoir un équivalent approprié dans la traduction.
Mais en lisant le vers en bengali de Nishikanta, je ne sais plus du tout où je me trouve, sauf peut-être dans un monde d'abstractions védantiques, où je n'ai jamais eu l'intention d'aller. Donc, encore une fois, quel rapport y a-t-il entre la traduction de mon vers par Nishikanta et l'intense et merveilleuse expérience d'être ravi, sans mot et sans pensée, dans la poitrine de l'Éternel qui est le Tout-Merveilleux, l'absolu Bien-Aimé ?
C'est ce que j'ai voulu dire hier quand j'ai parlé d'impossibilité – et ce que j'appréhendais lorsque j'ai nuancé avec une condition mon assentiment à la proposition de Nolini37.
37. Nous ne savons pas quelle était la "condition" posée par Sri Aurobindo, mais Nolini avait proposé de traduire en Bengali les Six poèmes de Sri Aurobindo et de les lui offrir sous la forme d'un petit livret imprimé. Les traducteurs étaient Anilbaran ("Shiva"), Behari Barua ("Jivanmukta"), Dilip ("Transe"), Moni ("The Life Heavens"), Nolini ("The bird of Fire") et Sahana ("In Horis Aeternum").
/https%3A%2F%2Fwww.editions-banyan.com%2Fwp-content%2Fuploads%2F2025%2F04%2FCorrespondancevol2%E2%80%A2HD.jpg)
Correspondance (1934-1935) - Editions Banyan - Littératures de l'Inde
Sri Aurobindo et Dilip Kumar Roy, correspondance, spiritualité, yoga, conscience, doute, ashram, fils, ami, persévérance, compassion, joie, aide, volonté
https://www.editions-banyan.com/produit/sri-aurobindo-et-dilip-kumar-roy-correspondance-1934-1935/