Quelques extraits des Lettres à Dilip (10)
Commentaire du Tome 1
J'ai commencé par me demander l'intérêt de ces Lettres à Dilip puisqu'elles ont pour la plupart déjà été publiées dans les Lettres sur le Yoga. Deux éléments de réponse me sont venus.
1. La patience infinie de Sri Aurobindo envers Dilip, compassion, sa sollicitude, son amour, nous fait toucher avec beaucoup de délicatesse le mystère et la beauté de la relation qui existe entre le Gourou et le disciple. Être témoin de cette relation...
"Vous ne devriez jamais douter de la réalité et de la sincérité de notre sentiment envers vous, le mien et celui de la Mère – car cela crée un voile et sépare, là où il ne devrait pas y avoir de séparation, et c'est une première barrière contre cette ouverture indispensable si on doit recevoir pleinement ou même recevoir tout court ce qui vient du Gourou." (Avril 1933)
...est non seulement profondément touchant, mais enclenche quelques chose en nous.
2. Nous sommes tous confrontés au doute, au découragement, à la tristesse, à des moments de dépression. Les difficultés de Dilip sont un peu les nôtres et les conseils, les encouragements inlassables de Sri Aurobindo finissent aussi par s'imprégner en nous.
Sri Aurobindo & Dilip Kumar Roy - Correspondance (1929-1933)
Voici le premier des quatre volumes de correspondance entre Sri Aurobindo et Dilip Kumar Roy, chanteur, musicien, poète et écrivain bengali. En 1928, Dilip devint le disciple de Sri Aurobindo, qu...
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Derniers extraits du tome 1
7 septembre 1933
Le Divin n’exige pas une complète solitude, la distance et l’isolement – c’est seulement quelques-uns, dont la nature a besoin d’une telle concentration à l’intérieur pour leur permettre de se trouver eux-mêmes, qui doivent faire cela, et même pour eux, un éloignement complet n’est pas susceptible d’aider, sauf peut-être pour un certain temps. La seule chose nécessaire, c’est de tourner entièrement la vie vers le Divin, et cela peut s’effectuer par degrés sans trop forcer la nature.
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7 septembre 1933
(de Mère)
Ne pensez pas que l’Amour Divin soit quelque chose de froid, d’impersonnel ou d’une hauteur distante – c’est quelque chose d’aussi chaleureux, proche et tendre qu’un sentiment peut l’être. Cela n’abolit pas ce qu’il peut y avoir de pur et de doux dans l’amour humain, mais l’intensifie et le sublime jusqu’à son plus haut point. C’est cet amour-là que le Divin a à donner et auquel vous devez vous ouvrir pour le recevoir. Je pense que si vous réalisez cela, il vous sera plus facile de percer le voile mental et de recevoir ce que vous brûlez de recevoir.
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10 septembre 1933
Tout le monde sait, le penseur spirituel comme le matérialiste, que pour l’être qui a été créé ou s’est naturellement développé dans l’ignorance ou l’inconscience de la Nature, le monde n’est ni un lit de roses ni un chemin de joyeuse Lumière. C’est un périple difficile, une bataille et une lutte, une croissance souvent douloureuse et en dents de scie, une vie assiégée par l’obscurité, le mensonge et la souffrance. Il a ses joies et ses plaisirs mentaux, vitaux et physiques, mais ceux-ci n’apportent qu’une saveur éphémère – à laquelle le moi vital ne veut pourtant pas renoncer – et ils finissent en dégoût, fatigue ou désillusion. Alors ?
Dire que le Divin n’existe pas est facile, mais cela ne mène nulle part – cela vous laisse où vous êtes sans perspective ni issue – ni Russell ni aucun matérialiste ne peut vous dire où vous allez ni même où vous devriez aller.
Le Divin ne se manifeste pas de façon à être reconnu dans les circonstances extérieures du monde – certes. Il ne s’agit pas là des œuvres d’un autocrate irresponsable agissant quelque part – ce sont les circonstances d’un déploiement de Forces selon une certaine nature d’être, on pourrait dire un certain postulat ou un certain problème d’être, dans lesquels nous avons tous, en réalité, consenti à entrer et à coopérer.
Le travail est pénible, incertain, ses vicissitudes sont impossibles à prévoir ? Il y a alors deux possibilités : en sortir pour entrer dans le Nirvana par la voie bouddhiste ou illusionniste, ou pénétrer à l’intérieur de soi-même et trouver le Divin là, puisqu’on ne peut pas le découvrir à la surface.
Car ceux qui ont fait la tentative, et il n’y en a pas eu seulement quelques-uns, mais des centaines et des milliers, ont témoigné à travers les âges qu’Il est là et que c’est pour cela qu’existe le Yoga. C’est long ? Le Divin est caché derrière le voile épais de sa Maya et ne répond pas tout de suite ni dans un premier temps à notre appel ? Ou bien il ne jette qu’un coup d’œil vague et fugace, puis se retire et attend que nous soyons prêts ?
Mais si le Divin a la moindre valeur, cela ne vaut-il pas qu’on consacre de la peine, du temps et du travail à le chercher, et devons-nous insister pour l’obtenir sans apprentissage, sacrifice, souffrance ou peine ? Il est certainement irrationnel de formuler une exigence de cette nature. Il est certain que nous devons pénétrer à l’intérieur, derrière le voile, pour le trouver – c’est alors seulement que nous pouvons le voir à l’extérieur et que l’intellect peut être, non pas tant convaincu, mais forcé d’admettre sa présence par l’expérience – exactement comme un homme qui voit ce qu’il a nié et ne peut plus le nier. Mais pour cela, il faut accepter le moyen, ainsi que la persistance dans la volonté et la patience dans le labeur.
[…]
Il n’y a aucune raison que vous échouiez dans ce Yoga. La défaite n’est pas vraiment dans votre nature, le succès et la victoire sont dans votre nature. Mais vous devez perdre cette habitude de céder à la dépression, de vous faire le porte-parole des sentiments douloureux et des raisonnements défaitistes de ce triste et dangereux Vital Universel. Vous devez donner à la capacité qui est en vous une réelle chance d’émerger, comme elle l’a fait en poésie en dépit des premières inaptitudes et des premiers échecs extérieurs.
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15 septembre 1933
Il existe, encore une fois, de grands écrivains en prose et de grands prosateurs,et les deux ne sont pas du tout la même chose. Dickens et Balzac sont de grands romanciers, mais mieux vaut ne pas parler de leur style ou plutôt de leur fréquente absence de style ; Scott a un style, je suppose, mais il n’est pas irréprochable ni ne possède de mérite particulier. D’autres romanciers possèdent un style et un bon, mais leur prose n’est pas citée en modèle et ce n’est pas pour elle qu’on se souvient d’eux, mais en tant que créateurs.
Vous parlez de Meredith, et si Meredith avait toujours écrit comme il l’a fait dans Richard Feverel, il aurait pu être estimé avant tout comme un maître du langage, mais le créateur a pris le dessus sur le styliste dans la plus grande partie de son œuvre.
Je parlais de styles de prose, et ce que j’avais à l’esprit, c’étaient ces réalisations dans lesquelles le langage a atteint le sommet de la perfection d’une manière ou d’une autre, si bien que tout ce qu’a touché l’auteur est devenu un objet de beauté – quel que soit son contenu – ou une forme parfaite et inoubliable. Il m’a semblé que Bankim avait atteint cela à sa manière, comme Platon à la sienne ou Cicéron et Tacite à la leur, ou encore, dans la littérature française, Voltaire, Flaubert ou Anatole France.
Je pourrais en nommer d’autres, mais surtout en français, qui est la plus grande réserve de belle prose parmi les langues du monde – il n’en existe aucune autre de comparable. Matthew Arnold a écrit un jour un vers qui dit à peu près : La France, grande dans tous les grands arts, mais suprême en aucun, à quoi quelqu’un répliqua avec beaucoup de justesse :
«Et l’art de la prose ? N’est-ce pas un grand art,et quel autre pays peut approcher de la France en ce domaine ? À côté de sa perfection, de sa limpidité, de sa mesure, toute la prose des autres langues semble presque maladroite.»
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30 octobre 1933
Pourquoi de la tristesse ? Si elle est due à la difficulté dans le Yoga, vous ne devez pas y céder. Rejetez tout doute sur l’issue et avancez avec une ferme persévérance et une volonté sans défaillance d’obtenir le succès, aussi longue que soit la résistance.
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31 octobre 1933
Oui, la solution est certainement la Grâce Divine – elle vient d’elle-même, intervenant de façon soudaine ou avec une force croissante, quand tout est prêt. En attendant, elle est là derrière toutes les luttes, et «l’invincible aspiration à la lumière» dont vous parlez est le signe extérieur qu’elle interviendra.
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5 novembre 1933
Continuez sur le chemin du Yoga sans douter du succès final – vous ne pouvez pas échouer, c’est sûr ! Les doutes, ce n’est rien ; gardez brûlant le feu de l’aspiration, c’est cela qui conquiert.
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14 novembre 1933
Non, le supramental n’est pas descendu dans le corps ou dans la Matière – c’est seulement arrivé au point où une telle descente est devenue non seulement possible, mais inévitable – je parle, bien sûr, de ma propre expérience. Mais comme mon expérience est le centre et la condition de tout le reste, c’est une promesse suffisante.
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25 novembre 1933
Vous discernez où vous avez progressé et où la préparation est encore déficiente – cette façon de douter de votre âme est bien sûr la principale pierre d’achoppement sur votre chemin, mais il faut l’affronter et vous en débarrasser, ou du moins la réduire au minimum comme les autres.
[…]
La vie telle qu’elle est n’a rien à donner, excepté à ceux qui se satisfont du plaisir de surface. La vision intérieure ne peut venir que d’un changement de conscience, qui voit la vie intérieure plus profonde derrière les apparences – et c’est ce changement de conscience qui se préparait en vous, car vous étiez en train de vous retirer de la vision vitale des choses – le vairāgya n’était qu’un signe extérieur et négatif de ce retrait. Ce n’est pas le moment de retomber dans les griffes de ce maudit dégoût de soi-même. Retournez dans la lumière de l’aube à venir qui était sur vous – encore au-dessus de votre tête, mais bien là !
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Décembre 1933
Je ne déprécie pas du tout l’intelligence. Ce que je déprécie, ce sont les prétentions de l’intellect à juger ce qui le dépasse. L’intelligence convenablement utilisée est une chose excellente; tout est excellent quand c’est à sa place.
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19 décembre 1933
De Mère
Je suis d’accord avec vous que trop d’argent a été dépensé pour cette maison, et c’est aussi l’opinion de Chandulal. C’est précisément cela qu’il me disait pas plus tard qu’hier ; mais vous me permettrez de ne pas suivre votre raisonnement concernant les princes. On embellit une maison non pour ses occupants, mais pour elle-même, et ceux qui doivent vivre dedans n’ont aucune raison de se sentir timides ou gênés à ce sujet.
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25 décembre 1933
L’accroissement de la paix, que ce soit en intensité ou en solidité, est toujours le premier résultat tangible de la descente. Elle est très nécessaire, parce que c’est dans la conscience sereine que le Pouvoir peut œuvrer à l’aise ou la Présence se manifester.
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26 décembre 1933
Pour le reste, la difficulté d’obtenir une parfaite équanimité est un fait, mais pas seulement pour vous – il en a été ainsi pour nous tous – c’est trop universel pour que vous en fassiez un légitime motif de découragement. Rien n’est plus nécessaire, mais rien n’est plus difficile. Aussi n’avez-vous aucune raison de dédaigner mon encouragement. Mon encouragement est donné en dépit des difficultés et non parce que je pense qu’il n’en existe aucune. Ne faites pas 401attention à ces incidents passagers –secouez cette humeur,et une fois de plus: en avant.
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27 décembre 1933
Je suis désolé d’apprendre que votre rhume a développé un adjuvant de fièvre superflu. J’espère que l’habitude de bonne santé dans votre vital va secouer cela sans tarder.