Le Travail du Rédempteur
Agenda du 1er janvier 1957
Seule une puissance plus grande que celle du mal peut remporter la victoire. Ce n’est pas un corps crucifié mais un corps glorifié qui sauvera le monde.
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Pourtant, en ce dimanche de Pâques, je propose à notre méditation ce passage de Savitri qui relie le Calvaire du Christ au Labeur d'un Dieu de Sri Aurobindo :
Celui qui veut se sauver lui-même vit calme et nu ;
Celui qui veut sauver la race doit partager sa douleur :
Il saura cela, celui qui obéit à la grandiose urgence.
Les grands qui sont venus sauver ce monde souffrant
Et le délivrer de l’ombre du Temps et de la Loi,
Doivent passer sous le joug de la douleur et du chagrin :
Ils sont pris par la Roue qu’ils espéraient briser,
Sur leurs épaules, ils doivent porter le fardeau du destin de l’homme.
Ils apportent la richesse des cieux, leurs souffrances comptent le prix
Ou ils payent de leur vie le cadeau de leur connaissance.
Le Fils de Dieu, né Fils de l’homme
A bu la coupe amère et reconnu la dette du Suprême,
Cette dette que l’Éternel doit à l’espèce déchue
Liée par sa volonté à la mort et à une vie de lutte
Et qui aspire en vain au repos et à la paix sans fin.
Mais la dette est payée, liquidé le compte originel.
L’Éternel souffre dans une forme humaine,
Il a signé de son sang le testament du salut :
Il a ouvert les portes de sa paix impérissable.
La Divinité compense la plainte des créatures,
Le Créateur subit la loi de la douleur et de la mort ;
Une rétribution frappe le Dieu incarné.
Son amour a frayé le chemin des mortels aux Cieux :
Il a donné sa vie et sa lumière pour clore ici
Le compte noir de l’ignorance mortelle.
C’est fini, le terrible sacrifice mystérieux
Du corps martyrisé de Dieu offert au monde ;
Gethsémani et le Calvaire sont sa part,
Il porte la croix sur laquelle l’âme de l’homme est clouée ;
Les malédictions de la foule l’accompagnent ;
Les insultes et les moqueries sont la reconnaissance de son droit ;
Torturés avec lui, deux voleurs singent sa mort grandiose.
Le front saignant il a suivi le chemin du Sauveur.
Quiconque a découvert son identité avec Dieu
Paye par la mort du corps la vaste lumière de son âme.
Immortelle, sa connaissance triomphe par sa mort.
Mis en pièces, écartelé, il tombe sur l’échafaud
Mais sa voix crucifiée proclame : “Moi, je suis Dieu” ;
Et le carillon des Cieux répond par un cri immortel :
“Oui, tout est Dieu.”
La semence de Divinité dort dans le cœur des mortels,
La fleur de Divinité grandit sur l’arbre du monde :
Tout découvrira Dieu en soi-même et dans les choses ;
Mais quand vient le messager de Dieu pour aider le monde
Et conduire l’âme de la terre vers un destin plus haut,
Lui aussi doit porter le joug qu’il venait rompre,
Lui aussi doit porter la blessure qu’il voulait guérir :
Exempt et inaffligé par le destin de la terre
Comment guérirait-il les maux qu’il n’a jamais sentis ?
Il embrasse l’agonie du monde dans son calme ;
Mais même si nul signe n’apparaît aux yeux extérieurs
Et si la paix est donnée à nos cœurs humains déchirés,
La lutte est là et l’invisible prix se paye ;
Le feu, le conflit, le corps à corps sont dedans.
Il porte le monde souffrant dans sa propre poitrine ;
Les péchés du monde pèsent sur ses pensées, son chagrin est sien :
L’antique fardeau de la terre étreint lourdement son âme ;
La Nuit et ses pouvoirs encerclent ses pas tardifs,
Il endure les griffes du titan adversaire ;
Sa marche est une bataille et un pèlerinage.
Le mal de la vie frappe, il est percé par la douleur du monde :
Un million de blessures béent dans le secret de son cœur.
Il fait route sans sommeil à travers une nuit interminable ;
Les forces antagonistes se jettent sur son chemin ;
Un siège, un combat est sa vie intérieure.
Pire peut même être le prix, plus terrible la douleur :
Sa vaste identité et son amour qui abrite tout
Apporteront le tourment cosmique jusqu’au fond de son être,
L’affliction de toutes les créatures vivantes viendront
Frapper à sa porte et vivront dans sa maison ;
Une cruelle corde de sympathie peut rattacher
Toute souffrance en son unique chagrin et faire
Sienne toute l’agonie de tous les mondes.
Il retrouve une antique Force adverse,
Il est lacéré par le fouet qui déchire le vieux cœur usé du monde ;
Les pleurs des siècles visitent ses yeux :
Il porte la chemise sanglante du Centaure ardent,
Le poison du monde a bleui sa gorge.
Dans la capitale de la Matière, sur la place du marché,
Au milieu du marchandage des affaires appelées vie
Il est attaché au poteau d’un Feu perpétuel,
Il brûle sur un invisible seuil originel
Afin que la Matière puisse être changée en la substance de l’esprit :
Il est la victime dans son propre sacrifice.
Lié à la mortalité de la terre, l’Immortel,
Apparaissant et périssant sur les routes du Temps,
Crée le moment de Dieu par les battements de l’éternité.
Il meurt pour que le monde puisse naître neuf et vivre.
Même s’il échappe aux plus féroces des feux
Même si le monde ne tombe pas sur lui
Comme une mer qui noie tout,
C’est seulement par un dur sacrifice que les hauts cieux sont gagnés :
Il doit affronter la lutte, les affres, celui qui veut conquérir l’Enfer.
Une noire hostilité dissimulée habite
Dans les profondeurs de l’homme, au cœur caché du Temps,
Qui revendique le droit de ruiner l’œuvre de Dieu.
Un ennemi secret embusque la marche du monde ;
Il laisse une marque sur la pensée, sur les paroles, les actes ;
Il pose une tache et un défaut sur toutes les choses créées ;
Tant qu’il ne sera pas mis à mort, la paix est interdite sur la terre.
Il n’y a pas d’adversaire visible, mais l’invisible
Nous entoure, des forces intangibles assaillent :
Des contacts de royaumes étrangers,
Des pensées qui ne sont pas nôtres
S’abattent sur nous et contraignent le cœur égaré ;
Nos vies sont prises dans un filet ambigu.
Une Force adverse est née d’antan :
Envahisseur de la vie mortelle des hommes,
Elle leur cache le droit chemin immortel.
Un Pouvoir est entré pour voiler la Lumière éternelle,
Un Pouvoir s’oppose à l’éternelle volonté
Détourne les messages du Verbe infaillible,
Contorsionne le tracé du plan cosmique :
Un murmure à l’oreille pousse au malheur le cœur humain,
Il scelle les yeux de la sagesse, le regard de l’âme,
Il est l’origine de notre souffrance ici,
Il lie la terre aux calamités et à la douleur.
Tout cela, il doit le conquérir celui qui veut faire descendre la paix de Dieu.
L’ennemi caché qui loge dans la poitrine humaine
L’homme doit le vaincre ou manquer son haut destin.
C’est la guerre intérieure sans merci.
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Dure et lourde est la tâche du rédempteur du monde ;
Le monde lui-même devient son adversaire,
Ceux qu’il voulait sauver sont ses antagonistes :
Ce monde est amoureux de sa propre ignorance,
Son obscurité refuse la lumière sauveuse,
Il donne la croix pour paiement de la couronne.
L’œuvre du délivreur est une goutte de splendeur dans une longue nuit ;
Il voit la longue marche du Temps, le peu gagné ;
Quelques-uns sont sauvés, le reste lutte et échoue :
Un Soleil a passé ; l’ombre tombe sur la Nuit de la terre.
Certes, il est d’heureux chemins proches du soleil de Dieu,
Mais rares, ceux qui suivent la voie ensoleillée ;
Seuls les purs dans l’âme peuvent marcher dans la lumière.
Une porte de sortie se montre, une route de dure évasion
Du chagrin et des ténèbres et des chaînes ;
Mais comment quelques évadés délivreraient- ils le monde ?
La masse humaine traîne sous le joug.
L’évasion, si haute soit-elle, ne délivre pas la vie,
La vie reste derrière sur une terre déchue.
L’évasion ne peut pas relever cette race à l’abandon
Ni lui apporter la victoire et le règne de Dieu.
Un pouvoir plus grand doit venir, une lumière plus forte.
Même si la Lumière grandit sur la terre et la Nuit décline,
Tant que le mal ne sera pas mis à mort dans sa propre maison
Et tant que la Lumière n’aura pas envahi
La base inconsciente du monde
Et la Force adverse n’aura pas péri,
Il doit labourer encore et encore, son travail à demi fait.
Mais quelqu’un peut venir encore, armé, invincible :
Sa volonté immobile affronte les heures changeantes ;
Les coups du monde ne peuvent pas plier cette tête victorieuse ;
Tranquilles et sûrs sont ses pas dans la Nuit grandissante ;
Le but recule, il ne presse pas sa marche,
Il n’a pas recours aux voix hautes dans la Nuit.
Il ne demande pas l’aide des dieux inférieurs ;
Ses yeux sont fixés sur le but immuable.
Les hommes se détournent ou choisissent des chemins plus aisés ;
Il se tient à la seule et haute route difficile
Qui seule peut gravir les pics de l’Éternel ;
Les plans ineffables ont déjà connu ses pas ;
Il a fait des cieux et de la terre ses instruments
Mais les limites de la terre et des cieux tombent de lui ;
Leurs lois, il les transcende, il s’en sert comme d’un moyen.
Il a pris la vie dans ses mains, il a maîtrisé son propre cœur.
Les feintes de la Nature ne trompent pas ses yeux,
Inébranlable, il regarde l’autre bout de la Vérité ;
La sourde résistance du Destin ne peut pas briser sa volonté.
Dans les terribles passages, les sentiers fatals,
Invulnérable est son âme, indemne son cœur,
Il traverse vivant l’opposition des Pouvoirs de la terre
Et les embûches de la Nature et les attaques du monde.
La taille de son esprit transcende la douleur et la félicité
Il fait face au mal et au bien d’un regard calme et égal.
Lui aussi doit empoigner l’énigme du Sphinx
Et plonger dans sa longue obscurité.
Il a forcé les portes, il a pénétré les abîmes de l’Inconscient
Qui se voilent d’eux-mêmes, même de leur propre regard :
Il a vu le sommeil de Dieu modeler ces mondes magiques.
Il a regardé le Dieu muet qui façonne la structure de la Matière
Et rêve les rêves de son sommeil ignorant,
Et il a regardé la Force inconsciente qui bâtit les étoiles.
Il a appris le fonctionnement de l’Inconscient et sa loi
Ses pensées incohérentes et ses actes fixes,
Les résidus périlleux de ses impulsions et de ses idées,
Le chaos de ses fréquences mécaniques,
Ses appels à tort et à travers, ses murmures faussement vrais
Tous ces trompeurs de l’âme voilée qui écoute.
Tout vient à son oreille mais rien ne dure,
Tout sort du silence et tout retourne à son secret.
Sa somnolence a fondé l’univers,
Son obscur réveil fait sembler vain le monde.
Sorti du Rien et tourné vers le Rien
Sa ténébreuse et puissante nescience fut le début de la terre ;
C’est la substance résiduaire dont tout fut fait ;
Dans ses abîmes, la création peut basculer.
Son opposition embourbe la marche de l’âme,
C’est la mère de notre ignorance.
Il doit faire entrer la lumière dans ses noirs abîmes
Sinon jamais la Vérité ne pourra conquérir le sommeil de la Matière
Ni toute la terre regarder dans les yeux de Dieu.
Toutes choses obscures, sa connaissance doit les faire briller,
Toutes choses perverses, son pouvoir doit les dénouer :
Il doit passer sur l’autre rive de l’océan de mensonge,
Il doit entrer dans le noir du monde pour apporter là la lumière.
Le cœur du mal doit être nu sous ses yeux,
Il doit apprendre sa noire Nécessité cosmique,
Son droit et ses implacables racines dans le sol de la Nature.
Il doit connaître la pensée qui meut l’acte du démon
Et justifie l’orgueil égaré du Titan
Et la fausseté tapie dans les rêves tortueux de la terre :
Il doit entrer dans l’éternité de la Nuit
Et connaître les ténèbres de Dieu comme il connaît son Soleil.
Pour cela, il doit descendre dans le trou,
Pour cela, il doit envahir les Vastitudes douloureuses.
Impérissable et sage et infini,
Il doit quand même faire route par l’Enfer pour sauver le monde.
Il émergera dans l’éternelle Lumière
À la frontière où tous les mondes se rencontrent ;
Là, sur la dernière ligne des cimes de la Nature
La secrète Loi de chaque chose est accomplie,
Tous les contraires guérissent leur longue dissidence.
Là, les éternels opposés se rencontrent et s’embrassent,
Là, la douleur devient une violente joie brûlante ;
Le mal retourne à son bien originel
Et le chagrin repose sur la poitrine de la Félicité :
Elle a appris à pleurer d’heureuses larmes de joie ;
Son regard est chargé d’une tendre extase pensive.
Alors sera finie, ici, la Loi de la Douleur.
La terre deviendra un pays de la lumière des Cieux,
Un voyant né des cieux logera dans les poitrines humaines ;
Le rayon Supraconscient touchera les yeux de l’homme
Et le monde de la conscience de vérité descendra sur la terre
Envahissant la Matière du rayon de l’Esprit
Éveillant son silence à des pensées immortelles
Éveillant son cœur muet au Verbe vivant.
Cette vie mortelle abritera la joie de l’Éternité,
Le moi du corps goûtera l’immortalité.
Alors sera achevée la tâche du rédempteur du monde.
Savitri
Livre 6 – Le Livre du destin
Chant 2 – Les Voies du Destin et le Pourquoi de la Douleur
(Le dernier chant revu par Sri Aurobindo avant son départ en 1950)
🌼
N'est-ce pas magnifiquement écrit ? Et par moment si poignant ! La suite du chant est de bout en bout tout aussi sublime. Le dernier chant revu par Sri Aurobindo avant son départ nous dit Satprem. Peut-être que ces simples mots en disent beaucoup plus qu'ils ne semblent dire : ici et là, au fil de votre lecture, vous constaterez par vous-mêmes que de grands secrets sont livrés et délivrés...
Sri Aurobindo. Savitri. Livre 6; Chant 2
Sri Aurobindo Savitri A Legend and a Symbol traduction de Satprem Livre Six: Le Livre du Destin Chant DeuxLes Voies du Destin et le Pourquoi de la Douleur (Le dernier chant revu par Sri Aurobindo ...