Nous sommes ici pour faire des choses difficiles
Entretien du 3 mai 1951
La maîtrise individuelle du désir suffit-elle, ou faut-il une maîtrise générale, collective ?
Ah ! voilà... Est-il possible d’obtenir une transformation personnelle totale sans qu’il y ait au moins une correspondance dans la collectivité ?... Cela ne me paraît pas possible. Il y a une telle interdépendance entre l’individu et la collectivité que, à moins que l’on ne fasse ce que les ascètes ont prêché, c’est-à-dire échapper au monde, sortir de là complètement, le laisser là où il est et se sauver égoïstement en laissant tout le travail aux autres, à moins que l’on ne fasse cela... Et encore là, j’ai mes doutes. Est-il possible d’effectuer une transformation totale de son être tant que la collectivité n’a pas atteint au moins un certain degré de transformation ? Je ne le crois pas.
La nature humaine reste ce qu’elle est — on peut obtenir un grand changement de conscience, ça oui, on peut purifier sa conscience, mais la conquête totale, la transformation matérielle dépend certainement, en grande partie, d’un certain degré de progrès dans la collectivité.
Le Bouddha disait avec raison que tant que vous avez en vous une vibration de désir, cette vibration se répandra dans le monde, et tous ceux qui sont prêts à la recevoir la recevront. De même, si vous avez en vous la moindre réceptivité à une vibration de désir, vous serez ouvert à toutes les vibrations de désir qui circulent dans le monde constamment. Et c’est pour cela qu’il concluait : « Sortez de cette illusion, retirez-vous entièrement et vous serez libre. » Je trouve cela relativement très égoïste, mais enfin, c’était la seule façon qu’il avait prévue.
Il y en a une autre : s’identifier suffisamment à la Puissance divine pour pouvoir agir d’une façon constante et consciente sur toutes les vibrations qui circulent dans le monde. Alors, les vibrations indésirables n’ont plus d’effet sur vous, mais vous avez de l’effet sur elles, c’est-à-dire qu’une vibration indésirable, au lieu d’entrer en vous sans être perçue et d’y faire son travail, elle est perçue et, dès son arrivée, vous agissez sur elle pour la transformer, et elle repart dans le monde, transformée, pour faire son œuvre bienfaisante et préparer les autres à la même réalisation. C’est justement ce que Sri Aurobindo propose de faire et, plus clairement, ce qu’il vous demande de faire, ce qu’il a l’intention que nous fassions.
Au lieu de s’enfuir, amener en soi le pouvoir qui pourra conquérir.
Notez que les choses sont arrangées de telle façon que, s’il restait même un tout petit atome d’ambition et que l’on voulait ce Pouvoir pour sa satisfaction personnelle, on ne pourrait jamais l’avoir, ce Pouvoir-là ne viendrait jamais. Les limitations déformées telles qu’on les voit dans le monde vital et physique, ça oui, on peut les avoir, et il y a beaucoup de gens qui les ont, mais le vrai pouvoir, le pouvoir que Sri Aurobindo appelle « supramental », à moins que l’on ne soit absolument libre de tout égoïsme sous toutes ses formes, on ne pourra jamais le manifester. Alors il n’y a pas de danger qu’il soit mal employé. Il ne se manifestera pas, sauf à travers un être qui a atteint la perfection du détachement intérieur complet. Je vous l’ai dit, c’est ce que Sri Aurobindo attend que nous fassions — vous pourrez me dire que c’est difficile, mais, je le répète, nous ne sommes pas ici pour faire des choses faciles, nous sommes ici pour faire des choses difficiles.
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Agenda du 13 décembre 1969
Mais je vois bien, c'était ce que Sri Aurobindo avait aussi : il y a un certain pouvoir qui vient du rapport avec les forces supramentales et que Sri Aurobindo avait, dont j'ai eu l'expérience (quand je disais : «Il enlève les choses comme on les enlève avec une main», il ne reste plus rien), mais ce n'est pas guéri, dans le sens que la faiblesse fait que l'on fait revenir le mal. Je vois bien, j'ai la même expérience maintenant, mais... ce n'est pas ce que j'appelle «guérison» ; et je vois bien que, pour guérir, il faudrait autre chose. Il faudrait autre chose. Au fond, pour le dire d'une façon tout à fait banale : on ne peut guérir que si la maladie n'est pas nécessaire au développement de l'individu. On peut donner au corps l'indication du sens dans lequel il faudrait aller pour guérir, mais... 99 fois sur cent, il ne le fera pas.
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Sans doute que pour la santé aussi, c'est trop difficile. Combien cherchent à cultiver un haut niveau de santé ? Du moment que cela va à peu près, nous nous en contentons fort bien et ce n'est que lorsque quelque chose se détraque quelque part que nous commençons à regarder de plus près les découvertes extraordinaires de Mère sur la santé. Par exemple, celle-ci du 25 octobre 1960 : Mais je sais d’une façon absolue que si on peut maîtriser toute cette masse du Mental physique et y apporter la conscience du Brahman d’une façon continue, on peut, on est le maître de sa santé.
Mais c'est difficile de le faire, de le réaliser, et peut-être que nous n'essayons pas beaucoup... En tout cas, je n'ai jamais entendu quelqu'un me dire qu'il essayait d'amener la paix dans son mental physique. Peut-être même que nous n'avons pas une idée très claire de ce que c'est. Sans doute qu'il existe des gens qui essayent, mais je ne me souviens pas d'une seule personne en avoir parlé. C'est probablement qu'il ne s'agit pas d'une préoccupation première dans notre conscience.
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La spiritualité aussi, c'est sans doute trop difficile, nous ne consentons pas, nous ne consentons pas vraiment – nous ne sommes pas encore dans l'état de Satprem en 1982 quand il parlait d'une "concentration exclusive", c'est encore un consentement mitigé, avec des parties de nous qui aspirent, qui veulent et d'autres qui résistent encore, se révoltent et préfèrent se distraire ou faire des tas de trucs très importants ! Si nous consentions vraiment, depuis toutes ces années, nous serions sans doute déjà spiritualisés...
Tout changerait si seulement l’homme consentait à être spiritualisé. Mais sa nature mentale, vitale et physique se révolte contre la loi supérieure. Il aime son imperfection. Sri Aurobindo – Aperçus et Pensées
Et peut-être suffirait-il que quelques individus deviennent de l’or pur pour que cet exemple suffise à changer le cours des événements... Entretien du 27 mars 1957
Devenir de l'or pur... encore un truc pas trop facile à réaliser !
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Coffea – Café – Blanc
Le chemin parfait
Pour chacun, c'est le chemin qui le mène le plus rapidement au Divin.
Entretien du 7 avril 1929
Pourquoi désirez-vous le yoga ? Pour acquérir du pouvoir ? Pour atteindre la paix et le calme ? Pour servir l'humanité ? Aucun de ces motifs ne suffit à prouver que vous êtes prêt pour le sentier. La question à laquelle il vous faut répondre est celle-ci : Désirez-vous le yoga pour l'amour du Divin ? Le Divin est-il le but suprême de votre vie, à tel point qu'il vous serait totalement impossible de vous en passer ? Croyez-vous que votre véritable raison d'être soit le Divin et que sans lui votre existence serait morne et dépourvue de sens ? Dans ce cas, et alors seulement, on peut dire que vous êtes prêt pour le sentier.
Entretien du 9 juin 1929
Quand vous venez au yoga, il faut vous attendre à voir mis en pièces toutes vos constructions mentales et tous les échafaudages de votre vital. Vous devez être prêt à être suspendu en l'air sans rien pour vous supporter, excepté votre foi. Vous aurez à oublier complètement votre moi passé et tous ses attachements, à l'arracher de votre conscience pour renaître à nouveau, libre de tout esclavage. Ne pensez plus à celui que vous étiez, mais à celui que vous aspirez à être ; soyez tout entier dans ce que vous voulez réaliser. Détournez-vous de votre passé mort et regardez droit devant vous vers l'avenir.
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Changer sa conscience n'est déjà pas une mince affaire, et dans l'Agenda du 3 février 1958, Mère revient sur l'expérience du bateau supramental et nous parle de changer la qualité de notre substance :
Ce que je peux dire, c'est que le point de vue, le jugement, était basé exclusivement d'après la substance qui constituait les gens, c'est-à-dire s'ils appartenaient complètement au monde supramental, s'ils étaient faits de cette substance si particulière. Le point de vue adopté n'est ni moral ni psychologique. Il est probable que la substance dont leur corps était fait était le résultat d'une loi intérieure ou d'un mouvement intérieur qui, à ce moment-là, n'était pas en question.
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Entretien du 17 août 1955
Douce Mère, ici Sri Aurobindo dit que la conjonction de l’être psychique et de la conscience supérieure est le principal moyen d’obtenir la siddhi. Ordinairement, est-ce qu’il n’y a pas une conjonction entre l’être psychique et la conscience supérieure ?
Ordinairement veut dire dans la vie ordinaire ? Un rapport entre l’être psychique...
Oui.
C’est presque, presque totalement inconscient. Dans la vie ordinaire, il n’y a pas une personne sur un million qui a un rapport conscient avec son être psychique, même momentané. L’être psychique peut travailler du dedans, mais d’une façon tellement invisible et tellement inconsciente pour l’être extérieur, que c’est comme s’il n’existait pas. Et dans la plupart des cas, l’immense majorité, la presque totalité des cas, il est comme endormi, pas actif du tout, dans une sorte de torpeur. C’est seulement avec la sâdhanâ et un effort très persistant qu’on arrive à avoir un rapport conscient avec son être psychique.
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Agenda sans date de Février 1958
L’absurdité ici, ce sont tous les moyens artificiels dont il faut user. N’importe quel imbécile a plus de pouvoir s’il a plus de moyens pour acquérir les artifices nécessaires. Tandis que dans le monde supramental, plus on est conscient et en rapport avec la vérité des choses, plus la volonté a de l’autorité sur la substance. L’autorité est une autorité vraie. Si vous voulez un vêtement, il faut avoir le pouvoir de le faire, un pouvoir réel. Si vous n’avez pas ce pouvoir, eh bien, vous restez nu. Aucun artifice n’est là pour suppléer au manque de pouvoir. Ici, pas une fois sur un million l’autorité n’est une expression de quelque chose de vrai. Tout est formidablement stupide.
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Agenda du 7 juillet 1962
Ce que tu as écrit, c'est pour un public éclairé qui aime les idées – ça, c'est très bien. Mais ce n'est pas le livre qu'on achète pour quelques francs et qu'on lit dans le train entre deux stations. Ce n'est pas ça : il faut penser à ce qu'on lit, être tranquille. Être assis et penser – il n'y en a pas un sur des millions qui est comme ça ! Ils ont ça dans leur poche, n'est-ce pas, quand ils sont dans le métro (pas le métro, peut-être, il n'y a pas le temps !) mais dans le train, ils tirent ça de leur poche et…
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Agenda du 16 septembre 1961
Nous ne sommes pas ici pour faire seulement un peu mieux ce que les autres font : nous sommes ici pour faire ce que les autres ne peuvent pas faire, parce qu’ils n’ont même pas idée que cela peut se faire. Nous sommes ici pour ouvrir le chemin de l’Avenir aux enfants qui appartiennent à l’Avenir. Tout le reste ne vaut pas la peine et n’est pas digne de l’aide de Sri Aurobindo.
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En conclusion... santé, spiritualisation, connexion avec l'être psychique, éducation des enfants, avoir une autorité vraie, s'asseoir pour réfléchir, tout est difficile dans ce yoga, personne ne le fait, pas une personne sur des millions nous dit Mère... C'est curieux. Il y a quelques années, ou même quelques mois, ce constat m'aurait peut-être accablé, et désormais, je le trouve stimulant.
Entretien 14 mars 1951
À dire vrai, toutes ces choses n’ont aucune importance ; parce que ce qui est, de toute façon, dépasse entièrement et absolument tout ce que la conscience humaine peut en penser. Ce n’est que lorsqu’on cesse d’être humain que l’on sait ; mais dès que l’on s’exprime, on redevient humain, et alors on cesse de savoir. C’est incontestable. Et à cause de cette incapacité, il y a aussi une sorte de futilité à vouloir absolument réduire le problème à ce que l’entendement humain peut en comprendre. En ce cas, il est très sage de dire comme quelqu’un que je connaissais : « Nous sommes ici, nous avons un travail à faire, et ce qu’il faut, c’est le faire aussi bien que nous le pouvons, sans nous préoccuper du pourquoi ni du comment. » Pourquoi le monde est-il comme il est ?... Quand nous serons capables de comprendre, nous comprendrons. Au point de vue pratique, c’est évident.
Et puis, j'aurais aimé retrouvé cette Lettre sur le Yoga dans laquelle Sri Aurobindo commence par expliquer que ce yoga est bien plus difficile que tous les autres yogas, avant de nuancer en disant que l'inconvénient peut se transformer en avantage car si nous savons nous donner, le Divin se charge de plus en plus de la sadhana.