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Je redécouvre aujourd'hui, presque avec stupéfaction, l'intégralité d'une lettre de Sri Aurobindo à son frère Barin. C'est une lettre que j'avais déjà lu, mais à vrai dire, je ne me souvenais que de ce passage fameux où Sri Aurobindo dit qu'il n'a besoin que de cent disciples...

La taille de la police est élevée et les 21 pages (54-75) de cette lettre se lisent en une dizaine de minutes...

Extraits et commentaires :

Plus tard, après mon arrivée à Pondichéry, cette instabilité prit fin. Le Gourou du monde, qui est en chacun de nous, me donna alors toutes les instructions nécessaires à mon chemin ; Il me fit connaître la théorie complète, les dix parties du corps de ce yoga. [...]

Pour le moment, je n'ai pas trouvé une seule personne pour expliquer le sens de cette curieuse expression des "dix parties du corps de ce yoga". Les sept chatustayas du Journal du Yoga ne semble pas non plus répondre à la question. C'est un mystère qu'il faudra bien éclaircir un jour ou l'autre. Quelqu'un de plus dégourdi trouvera peut-être la réponse. Continuons.

Je t’écrirai plus tard pour te dire en quoi consiste ce yoga, ou bien nous en parlerons, si tu viens ici. Dans ce domaine, il vaut mieux s’exprimer de vive voix. Pour le moment, je peux seulement dire que son principe fondamental est d’harmoniser et d’unifier la connaissance (jnâna), les œuvres (karma) et l’amour (bhakti) dans leur totalité (*), en les élevant au-delà du mental jusqu’à une totale perfection sur le plan supramental.

(*) Voilà qui me réjouit car c'est probablement la seule idée du yoga intégral que j'ai à peu près comprise, et encore, sans parler d'une mise en pratique. C'est sans doute le signe que toutes les connaissances et prises de conscience accumulées depuis des années ne sont pas encore unifiées en un tout homogène.  

Les anciens yogas avaient une lacune   : ayant la connaissance du plan mental 4 et celle de l’Esprit, ils se satisfaisaient d’expériences spirituelles au niveau mental. Or, le mental, ne peut saisir que des fragments ; il ne peut embrasser le Tout indivisible, l’Infini. Pour l’atteindre, il ne dispose d’aucun moyen hormis le samâdhi, le moksha, le nirvâna, etc. Certains, il est vrai, parviennent à cette libération sans forme. Mais quel en est le fruit ? Le Brahman, le Moi, le Divin, sont éternellement présents ! mais ce que Dieu veut dans l’homme, c’est qu’il L’incarne ici-bas, à la fois en lui-même et dans la collectivité, qu’il Le réalise dans la vie.

Les anciens systèmes de yoga n’ont pu harmoniser ni unifier la vie matérielle et la vie spirituelle ; ils ont rejeté le monde, le considérant comme une illusion (mâyâ), ou un jeu transitoire, ce qui a entraîné, par suite d’un déclin de sa force de vie, la dégénérescence de l’Inde. «   Ces peuples périraient si je n’accomplissais les œuvres   » dit Sri Krishna dans la Gîtâ. 5 Et «   ces peuples   » de l’Inde sont réellement tombés en décadence. Quelques sannyâsis, quelques sâdhus renonçant au monde atteignent bien la réalisation et la libération ; quelques bhakta dansent dans une extase d’amour, ne pouvant contenir le flot de la félicité, mais pendant ce temps une race tout entière, amorphe et abêtie, est plongée dans une profonde inertie ; peut-on appeler cela une réalisation spirituelle ?

Certes, il faut d’abord obtenir, sur le plan mental, toutes les expériences possibles, si partielles soient-elles, illuminer et inonder le mental de la lumière et de la joie de l’Esprit, mais ensuite, il faut aller plus haut, car si on ne s’élève pas au-delà, c’est-à-dire jusqu’au plan supramental, on ne peut percer l’ultime secret du monde ni résoudre l’énigme qu’il pose.

[...]

Ce processus ne s’effectue pas sans peine. Au bout de quinze ans, je ne suis parvenu qu’au plus bas des trois échelons du Supramental, et je m’efforce de hisser jusqu’à ce niveau toutes les activités inférieures. Mais une fois ceci accompli, je suis convaincu que Dieu accordera à d’autres, à travers moi, la possibilité de réaliser le Supramental sans de trop grandes difficultés. C’est alors que ma véritable action pourra commencer.

[...]

Or, une des particularités de ce yoga est que la base reste fragile tant que l’on n’a pas atteint un certain degré de réalisation.

[...]

Je ne veux pas façonner tout le monde dans un même moule. La vraie Chose, qui est identique en tous, doit s’exprimer de mille façons et s’épanouir en de multiples formes ; tout être doit croître du dedans et je ne veux modeler personne de l’extérieur.

[...]

Il nous faut éveiller l’âme véritable de l’Inde et la laisser modeler toutes nos activités. Durant ces dix dernières années, j’ai silencieusement déversé mon influence sur cette politique d’emprunt, ce qui ne s’est pas avéré inutile ; je puis le faire encore, quand il le faut. Mais si je pars d’ici pour me relancer dans l’action, en collaboration avec nos chefs politiques, je ne ferai qu’entretenir une vie politique mensongère et un idéal étranger. On cherche à présent à spiritualiser la politique – Gandhi, par exemple – mais on ne parvient pas à trouver la bonne voie. […] Si l’on répand la force spirituelle sur toutes ces formes impures, si l’on verse les eaux de l’Océan originel dans des vases d’argile, ou bien la force spirituelle s’évaporera et seule la forme impure demeurera, ou les vases se briseront et l’eau sera gaspillée. Il en est ainsi dans tous les domaines.

Ma question ici, est de savoir si nous pouvons adapter cela à la situation actuelle et éveiller l'âme véritable de la France. Si c'est le cas : comment faire ? En tout cas, il semble clair que toute tentative de "spiritualiser la politique" soit vouée à l'échec. Ce point rappelle ce passage formidable de l'Agenda du 18 février 1961 dans lequel Mère explique que, pour ce yoga-là, on ne peut pas agir d'en haut.  

Mais est-ce qu’il est nécessaire de descendre au même niveau que toutes ces choses subconscientes ? On ne peut pas agir d’en haut ?

Mais agir d’en haut, mon petit, j’ai agi d’en haut pendant plus de trente ans ! mais ça ne change rien – ça change... Ça ne transforme pas.

Il faut descendre, alors, à ce niveau-là ?

Oui. Ça peut maintenir, ça peut tenir les choses en place, les empêcher de prendre des initiatives désagréables, mais ce n’est pas... Transformer, c’est transformer.

Tant que c’est, même la maîtrise, ça peut se faire, ça se fait même très bien d’en haut. Mais la transformation, il faut descendre ; et ça, c’est terrible... Autrement, ce ne sera jamais transformé, ça restera tel quel.

On peut, n’est-ce pas, on peut même faire figure de surhomme ! (Mère rit) mais ça reste comme ça (geste en l’air), ce n’est pas la vraie chose ; ce n’est pas la création nouvelle, ce n’est pas l’étape prochaine de l’évolution terrestre.

Mère avec Barin – 5 décembre 1960

Mère avec Barin – 5 décembre 1960

Mais ce yoga est très-très subtil, ce n'est jamais une chose ou l'autre. Nous en avons une nouvelle confirmation avec ces extraits de l'Agenda du 14.11.1962 : Comme si je touchais le bas-fond des choses. Un bas-fond d’obscurité et de boue, incroyable. Plus je monte en haut, plus je m’aperçois des choses en bas. [...] Mettre les deux bouts ensemble. Tout le travail est de joindre.

Continuons l'exploration de cette lettre avec les extraits suivants :

Nous pouvons fort bien nous mêler aux autres ; mais que ce soit pour les attirer sur la Voie, et en gardant intacts l’esprit et la forme de l’idéal, sinon nous nous égarerons et le vrai travail ne se fera pas. Si chacun, où qu’il se trouve, agit ainsi en tant qu’individu séparé, assurément quelque chose peut être accompli, mais s’il agit en tant que membre d’une communauté, le résultat sera infiniment supérieur.

Toutefois, le moment n’est pas encore venu. Si l’on donne forme trop tôt à cette communauté, elle ne pourra correspondre à ce que nous voulons. Au début, les membres en seront dispersés. Ceux qui partagent notre idéal, unis dans une même aspiration, travailleront en des lieux divers.

Plus tard, ils pourront créer une sorte de groupement spirituel où, modelant leurs actions selon l’Esprit et les besoins de l’époque, ils se rassembleront, non pour former une société rigide et bornée, telle la société âryenne d’autrefois, ou quelque structure figée, mais pour œuvrer en toute liberté, telle une mer qui s’épand à son gré en ses innombrables variations, embrassant ceci, inondant cela, absorbant tout. Ainsi s’établira peu à peu la vraie communauté spirituelle. Telle est pour l’instant ma vision des choses, mais il faut lui laisser le temps de mûrir.

La rédaction de cette lettre a été estimée à avril 1920, 124 ans se sont écoulés ! Le temps est-il venu ? La réponse peut varier selon les consciences des individus. Je veux dire que même pour ceux qui sont destinés à faire partie de cette communauté, tous ne seront pas prêts au même moment. Ce dont je suis certain, c'est que tous les mouvements de précipitation sont erronés et qu'il faut veiller à laisser une totale liberté aux choses de qu'elles se préparent et se développent à leur rythme. Pour ma part, je ressens plutôt, et fortement, le besoin de m'accorder dix ans de retrait pour me consacrer aussi intensément et exclusivement que possible aux pratiques intérieures.

Personne n’est un dieu, mais en tout homme il y a un dieu, et le manifester est le but de la vie divine. Ce but, tout le monde peut l’atteindre. J’admets que les réceptacles humains peuvent être de valeur inégale, mais à mon avis, l’idée que tu te fais de toi-même n’est pas exacte. Quel que soit le réceptacle, si un jour sur lui se pose la main de Dieu et si l’âme s’éveille, peu importe alors sa grandeur ou sa petitesse. Certains connaîtront peut-être davantage de difficultés, peut-être leur faudra-t-il plus de temps, peut-être y aura-t-il une différence dans la manifestation, mais tout cela n’est pas même certain. La divinité intérieure ne tient aucun compte de tous ces obstacles et de toutes ces lacunes ; elle perce à travers tout.

N’avais-je pas moi-même bien des imperfections dans tout mon être   : dans mon corps, mon cœur et mon mental ? N’ai-je pas rencontré aussi bien des obstacles ? Ne m’a-t- il pas fallu du temps ? Dieu ne m’a-t-Il pas martelé, jour après jour, minute après minute ? Je ne sais ce que je suis devenu – un dieu ou autre chose – mais je suis devenu ou suis en train de devenir quelque chose   : ce que Dieu a voulu façonner. Et c’est cela qui importe. Il en est de même pour tous. Ce n’est pas notre force, mais la Shakti, l’Énergie divine, qui accomplit ce yoga.

[...]

Si l’on veut maintenir vivante la force de vie, il faut que l’air puisse circuler librement, que portes et fenêtres restent grand ou- vertes   : la libre lumière du jour et le libre souffle du vent sont les aliments premiers de cette énergie de vie.

[...]

À mon avis, la cause essentielle de l’affaiblissement de l’Inde n’est ni la sujétion, ni la pauvreté, ni le manque de spiritualité ou l’absence d’idéal, mais le déclin du pouvoir de penser et la montée de l’Ignorance dans la patrie de la Connaissance. Partout j’observe l’incapacité, le refus ou la phobie de penser. Quoi qu’il ait pu se passer au moyen-âge, à présent, cet état d’esprit est le signe d’une profonde dégénérescence. Le moyen-âge était la nuit, l’époque où l’on voyait l’ignorant triompher ; le monde moderne, lui, voit la victoire du penseur. C’est celui qui réfléchit, cherche, travaille le plus, qui peut sonder les profondeurs de l’univers et en découvrir la vérité, et son pouvoir d’action s’en trouve accru d’autant.

Si on considère l’Europe, on remarque deux choses   : la présence d’un océan de pensées, vaste et illimité, et le jeu d’une force prodigieuse, impétueuse, et pourtant disciplinée. C’est en cela que réside toute la puissance de l’Europe, une puissance telle qu’elle pourrait dévorer le monde comme auraient pu le faire nos tapasvî (ascètes) de jadis dont le pouvoir inquiétait, terrifiait même les dieux et les tenait en respect. On dit que l’Europe court à sa perte ; ce n’est pas mon impression. Toutes ces révolutions et ces bouleversements sont les phases préliminaires d’une nouvelle création.

Maintenant, regarde l’Inde. À part quelques géants solitaires, on ne rencontre partout que ces gens à l’esprit simple, autrement dit, ces Indiens moyens, qui ne veulent pas et ne peuvent pas penser, dépourvus de toute énergie et sujets seulement à des crises d’excitation passagère. En Inde, on cherche la facilité en tout, dans la pensée comme dans l’expression. En Europe, on recherche la pensée profonde, l’expression profonde. Même l’ouvrier ordinaire réfléchit et veut tout savoir ; il ne se contente pas de connaissances superficielles, mais veut aller au fond des choses. Là est toute la différence.

Cependant, l’énergie et le pouvoir de réflexion propres à l’Europe sont affligées d’une limitation fatale   : quand elle en vient au domaine spirituel, elle perd toute capacité de perception. Dans ce domaine, tout est pour elle énigmes, métaphysiques nébuleuses et hallucinations yoguiques, tout est «   comme dans un nuage de fumée où l’on se frotte les yeux, sans rien distinguer   ».

Mais actuellement l’Europe fait un effort réel pour surmonter cette limitation. Quant à nous, nous avons le sens spirituel – hérité de nos ancêtres – et quiconque possède ce don dispose d’une telle Connaissance et d’une telle Force que d’un souffle il pourrait balayer comme fétu de paille toute cette puissance prodigieuse de l’Europe.

Mais pour capter cette Force, cette shakti, il faut avoir soi-même de la force. Or nous ne sommes pas des adorateurs de la Shakti, mais des adorateurs de la facilité, et ce n’est pas par la facilité que la Force s’acquiert. C’est en plongeant dans un vaste océan de pensées que nos ancêtres ont acquis leur vaste connaissance et édifié une grande civilisation. Mais progressivement la lassitude et la fatigue se sont installées ; l’intensité de la pensée a diminué et, avec elle, le puissant courant de la Shakti. Notre civilisation est devenue une structure figée ; notre religion n’est plus que bigoterie et pratiques extérieures ; notre spiritualité n’est qu’une faible lueur, une vague d’exaltation passagère. Et tant qu’il en est ainsi, on ne peut s’attendre à une résurrection durable de l’Inde.

[...]

Nous avons abandonné le culte de la Shakti, et la Shakti nous a abandonnés. Nous suivons la Voie de l’Amour, mais là où il n’y a ni connaissance ni force, l’amour ne peut demeurer. L’étroitesse et la mesquinerie apparaissent, et dans un mental, un vital et un cœur étroits et mesquins, il n’y a pas de place pour l’amour.

Depuis 1920, les choses semblent s'être inversées. L'Inde s'affirme désormais comme une grande puissance et l'Europe ne cesse de décliner. Nous pouvons sans doute tirer de son diagnostic quelques remèdes pour nous-mêmes, collectivement.

[...]

Tu dis que si l’on veut stimuler le pays, il faut enflammer les enthousiasmes. […] De toute façon, la méthode que tu suggères n’est pas la bonne si l’on veut réaliser quelque chose de stable. C’est pourquoi je ne veux plus fonder mon action sur l’excitation émotive ou sur quelque exaltation de l’esprit. Je veux fonder mon yoga sur une vaste et puissante équanimité. Je veux que la plénitude d’une Force solide, inébranlable, régisse tous les mouvements de l’être fermement établi dans cette équanimité. Je veux faire rayonner le soleil de la Connaissance sur l’océan de cette Force, et trouver dans cette immensité de lumière la tranquille extase de l’Unité, de l’Amour et de la Félicité infinis.

Oh ! comme c'est beau ! Nous sommes encore bien trop exaltés ou si vite excités du bulbe ! Toutes nos agitations, comme elles sont fatigantes... Pour l'amour de Dieu 🙂... qu'un jour, tout cela se calme !

Je ne tiens pas à avoir des milliers de disciples. Si je peux trouver une centaine d’hommes développés sur tous les plans de leur être, dépourvus d’égoïsme mesquin, et qui soient les instruments de Dieu, cela me suffit. Je n’ai aucune foi dans le métier habituel de gourou, tel qu’il est pratiqué, et je ne veux pas être considéré comme tel. S’il en est qui parviennent à éveiller et à manifester la divinité qui sommeille en eux, et s’ils parviennent à vivre d’une vie divine, que ce soit à mon contact ou à celui d’un autre, je serai satisfait. Car ce sont ces hommes-là qui relèveront le pays.

[...]

Je ne suis ni un sannyâsî, ni un sâdhu, ni un saint, ni même un homme religieux. Je n’ai ni religion, ni règle de conduite, ni vertus particulières. Je suis plongé dans la vie du monde et jouis des plaisirs qu’il offre   : je mange de la viande et bois du vin, je tiens des propos inconvenants et j’agis à ma guise – je suis un tantrique du vâma mârga !

Voilà qui rappelle ce dialogue la savoureux cité de mémoire :

– un disciple de Ramana Maharshi s'adressant à Sri Aurobindo qui à cette époque fumait encore le cigare : "Vous un grand yogi êtes encore attaché au tabac ?"

– Ce à quoi Sri Aurobindo répondit : "Vous, un disciple de Ramana Maharshi, êtes encore attaché au non-tabac ?" 

Ceci dit, ce que nous dit Sri Aurobindo est notamment en contradiction avec un passage où Mère explique que le tabac et l'alcool affaiblissent la volonté. Avec Sri Aurobindo, nous pouvons supposer que rien ne pouvait faire dévier sa volonté ; par contre, en ce qui nous concerne, c'est tout à fait différent.

Voyons le dernier extrait de cette lettre à Barin :

Un homme qui n’est pas mûr parmi des hommes qui ne le sont pas non plus, quelle œuvre peut-il accomplir ?

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