05 – Les instruments de l'esprit
Extraits du 5e chapitre du Yoga de la Perfection de Soi
Si nous devons atteindre une perfection dynamique de notre être, la première nécessité est de purifier le fonctionnement des instruments que nous utilisons maintenant et qui font une musique discordante. L’être même, l’esprit, la Réalité divine en l’homme, n’a nul besoin de purification ; à jamais pur, il n’est pas affecté par les défauts de ses instruments ou les trébuchements du mental, du cœur et du corps dans leur action, pas plus que le soleil n’est altéré ou terni par les défauts de nos yeux, comme il est écrit dans l’Upanishad. Le mental, le cœur, l’âme vitale de désir, la vie corporelle, sont les sièges de l’impureté ; ce sont eux qui doivent être redressés pour que l’action spirituelle puisse atteindre la perfection, au lieu de souffrir des concessions plus ou moins grandes faites aux plaisirs tortueux de la nature inférieure.
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En outre, la perfection intégrale exige de nous une purification totale, non seulement de tous les instruments complexes mais de toutes les parties de chacun d’entre eux.
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Mais le siddha (1) de la perfection intégrale doit prendre position sur un plus vaste domaine : celui de la pureté éternelle de l’Esprit par-delà le bien et le mal.
Ceci ne veut pas dire, comme serait tenté de l’imaginer un intellect imprudent et hâtif, que le siddha fera le bien et le mal indifféremment, proclamant que, pour l’esprit, il n’y a aucune différence entre les deux, ce qui serait un mensonge évident sur le plan de l’action individuelle et risquerait de servir de prétexte à un assouvissement sans frein de la nature humaine imparfaite.
Ceci ne veut pas dire non plus que le bien et le mal étant inextricablement mélangés en ce monde, comme le sont le plaisir et la douleur — ce qui est vrai pour le moment et valable en tant que généralisation, mais pas nécessairement vrai pour l’évolution spirituelle future de l’être humain —, l’homme libéré vivra en l’esprit et se détachera des mouvements d’une nature irrémédiablement imparfaite, la laissant poursuivre son action mécanique. On peut concevoir que ce soit une étape menant à la cessation définitive de toute activité, mais ce n’est évidemment pas un conseil de perfection dynamique.
(1) Siddha : celui qui a atteint à la libération spirituelle.
Selon nous, le siddha de la perfection intégrale doit appliquer cette perfection dans sa vie, participer du pouvoir transcendant de l’Esprit divin et devenir une volonté universelle s’exprimant à travers le supramental individualisé en lui pour l’action. Ses œuvres seront donc les œuvres d’une Connaissance éternelle, d’une Vérité et d’une Puissance éternelles, d’un Amour et d’un Ânanda éternels ; la vérité, la connaissance, la force, l’amour, la félicité, imprégneront son travail, quel qu’il soit, mais ne dépendront pas de sa nature ; c’est l’esprit qui déterminera son action et non l’action qui déterminera l’esprit pour le soumettre à une norme invariable ou enfermer ses opérations dans un cadre rigide.
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Autrement dit, la purification ne doit pas être comprise au sens étroit d’un choix, dans l’action, parmi certains mouvements extérieurs que l’on discipline tandis que les autres sont inhibés, ni comme une libération de certains traits de caractère ou de certaines capacités mentales et morales particulières. Ces accomplissements sont des signes secondaires et dérivés, non des pouvoirs essentiels ni des forces primordiales de notre être.
Nous devons avoir une vision psychologique plus vaste de ces forces de notre nature. Nous devons distinguer les parties constituées de notre être, découvrir la cause profonde de leur impureté ou de leur action fausse et corriger ces défauts avec la certitude que, ceci accompli, le reste se rectifiera tout naturellement. Ce ne sont pas les symptômes de l’impureté qu’il faut traiter, sauf d’une façon secondaire comme un adjuvant mineur, mais frapper l’impureté à sa racine même après un diagnostic plus approfondi.
Nous découvrirons alors qu’il existe deux formes d’impureté à la source de tout ce désordre.
Le premier défaut tient à la nature de notre évolution passée caractérisée par une ignorance séparative ; ce défaut résulte de la forme radicalement fausse et ignorante qu’a prise l’action particulière de chaque partie de notre être instrumental.
L’autre impureté tient au processus successif de l’évolution où la vie émerge dans le corps et dépend du corps, où le mental émerge de la vie corporelle et en dépend, où le supramental émerge du mental et se prête au mental au lieu de le gouverner, et où l’âme elle-même apparaît simplement comme un accident de la vie corporelle de l’être mental qui voile l’esprit dans les imperfections inférieures. Ce deuxième défaut de notre nature vient de ce que les parties supérieures dépendent des parties inférieures ; il y a mélange de fonctions : l’action impure de l’instrument inférieur se mêle à l’action qui appartient en propre à la fonction supérieure en y ajoutant une imperfection qui l’encombre, fausse la direction et sème la confusion.
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Le mental, la vie et le corps sont les trois pouvoirs de notre nature inférieure. Mais il n’est pas possible de les prendre tout à fait séparément parce que la vie sert de trait d’union et influence non seulement notre corps mais, dans une vaste mesure, notre mental. Notre corps est un corps vivant : la force de vie se mêle à tous ses fonctionnements et les détermine. Notre mental aussi est en grande partie un mental de la vie, un mental des sensations physiques ; c’est seulement dans ses fonctions supérieures qu’il est normalement capable de quelque chose de supérieur aux opérations d’une mentalité physique soumise à la vie.
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Les habitudes vitales et physiques sont principalement formées par cette mémoire submentale. Pour cette raison, il est possible de les changer au-delà de toute limite par l’action plus puissante de la volonté et du mental conscients quand ceux-ci se développent et trouvent le moyen de communiquer au chitta subconscient la volonté spirituelle de créer une nouvelle loi d’action vitale et physique.
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Thunbergia fragrans – Thunbergie – Blanc
Pureté dans le centre de l'émotion
Indispensable au progrès.
Nos émotions sont les vagues de réaction et de réponse, chitta-vritti, qui s’élèvent de la conscience de base. Leur action est également en grande partie gouvernée par l’habitude et par une mémoire émotive. Elles ne sont pas obligatoires, ce ne sont pas des « lois » du déterminisme : il n’est pas de loi à laquelle notre être émotif soit absolument obligé de se soumettre ; nous ne sommes pas tenus de répondre par le chagrin à certains impacts sur le mental ni de répondre à d’autres par la colère, à d’autres par la haine et l’antipathie, à d’autres encore par la sympathie et l’amour.
Ce sont seulement des habitudes que notre mentalité affective a prises et que la volonté consciente de l’esprit peut changer ; nous pouvons les inhiber et même nous élever complètement au-dessus d’elles et nous affranchir de la douleur, de la colère, de la haine, de la dualité sympathie-antipathie. Nous ne sommes soumis à ces réactions que dans la mesure où nous acceptons d’être asservis à l’action mécanique du chitta dans la mentalité émotive ; mais il est difficile de s’en débarrasser à cause du pouvoir des habitudes passées, et surtout des attaques répétées de la partie vitale du mental, c’est-à-dire du mental de vie nerveux ou prâna psychique.
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En fait, c’est l’action la plus directement perturbatrice et la plus farouchement obstinée : celle de l’âme de désir que crée en nous le mélange du désir vital et des réponses de la conscience. Et pourtant, l’âme émotive vraie, la vraie psyché en nous, n’est pas une âme de désir mais une âme d’amour pur et de félicité ; mais comme c’est le cas dans les autres parties de notre être véritable, elle ne peut émerger que si la déformation créée par la vie-de-désir disparaît de la surface et n’est plus le mouvement caractéristique de notre être. Y parvenir fait nécessairement partie de notre purification, de notre libération et de notre perfection.
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Clitoria ternatea – Clitorie – Simple, blanc
Les sens purifiés
Ne peut s'obtenir que par une soumission totale à la Vérité.
Manas, le mental sensoriel, est l’activité qui émerge de la conscience de base et constitue l’essentiel de ce que nous appelons sensation. La vue, l’ouïe, le goût, l’odorat, le toucher, sont en fait des propriétés du mental et non du corps ; mais le mental physique dont nous nous servons d’ordinaire se borne généralement à traduire en sensations les impacts extérieurs qu’il reçoit à travers le système nerveux et les organes physiques. Or, le manas intérieur a aussi une vue subtile, une ouïe subtile, un pouvoir de contact propre, qui ne dépendent pas des organes physiques.
En outre, il possède non seulement un pouvoir de communication directe du mental à l’objet — qui peut même, à un haut degré d’intensité, nous faire percevoir le contenu d’un objet se trouvant dans notre rayon d’action physique ou même en dehors —, mais aussi un pouvoir de communication directe de mental à mental. Le mental est capable aussi de changer, modifier, inhiber l’incidence, la valeur et l’intensité de l’impact des sens. D’ordinaire, nous n’utilisons pas ces pouvoirs du mental, ou ne les cultivons pas ; ils restent dans le subliminal et émergent parfois sous forme d’action intermittente et irrégulière, plus facilement chez certains que chez d’autres, ou bien ils viennent à la surface dans certains états d’être a-normaux. Ils sont à l’origine de phénomènes tels que la voyance, l’audition subtile, la transmission de pensées et d’impulsions, la télépathie, et de la plupart des pouvoirs occultes les plus ordinaires — occultes, soi-disant, car il serait préférable de les décrire en des termes moins mystiques comme des pouvoirs d’action du manas, encore subliminaux.
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La buddhi est une construction de l’être conscient et elle dépasse de beaucoup ses premières manifestations dans le chitta de base : c’est l’intelligence dotée de ses deux pouvoirs, la connaissance et la volonté. La buddhi englobe et dirige l’ensemble de l’action mentale, vitale et corporelle. Par nature, c’est le pouvoir de pensée et le pouvoir de volonté de l’Esprit, traduits sous la forme inférieure d’une activité mentale. Nous pouvons distinguer trois degrés successifs dans l’action de cette intelligence.
D’abord, une compréhension-perception inférieure qui simplement reçoit, enregistre, comprend et répond aux communications du mental sensoriel, de la mémoire, du cœur et du mental des sensations. Par leur intermédiaire, la buddhi élabore un mental pensant élémentaire qui ne dépasse pas leurs données, qui se soumet à leur moule, fait résonner leurs notes répétées, tourne en rond dans le cercle habituel de la pensée et de la volonté qu’ils suggèrent, ou, profitant de la soumission de la raison aux suggestions vitales, suit toutes les déterminations nouvelles qui s’offrent à ses perceptions et conceptions.
Par-delà cette compréhension élémentaire que nous utilisons tous dans une très large mesure, il existe un pouvoir de raison organisatrice ou sélective et une force de volonté intelligente qui ont pour activité et pour but d’élaborer si possible une organisation acceptable, suffisante, stable, de la connaissance et de la volonté au service de quelque conception intellectuelle de la vie. Malgré son caractère plus strictement intellectuel, cette raison secondaire ou intermédiaire a en fait un but pratique. Elle élabore une structure intellectuelle, un cadre, une règle d’un certain type, et elle essaie d’y couler la vie intérieure et extérieure afin de s’en servir avec plus ou moins de maîtrise et d’autorité pour imposer sa volonté rationnelle. C’est elle qui donne à notre être intellectuel habituel nos mesures esthétiques et éthiques bien établies, structure nos opinions, normalise nos idées et nos objectifs. Elle est très développée et occupe la première place chez les gens dont la compréhension est éveillée.
Mais il existe une raison ou une action supérieures de la buddhi qui part de façon désintéressée en quête de la vérité pure et de la connaissance vraie ; elle cherche cette Vérité derrière la vie et les choses et derrière notre moi apparent, et veut soumettre sa volonté à sa loi. Rares parmi nous, s’il en est, sont ceux qui peuvent se servir de cette raison supérieure avec une certaine pureté ; s’y efforcer est pourtant ce que l’instrument intérieur, l’antahkarana, peut entreprendre de plus haut.
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En fait, la buddhi est un intermédiaire entre le Mental-de-Vérité beaucoup plus élevé — que nous ne possédons pas encore activement et qui est l’instrument direct de l’Esprit — et la vie physique du mental humain qui évolue dans le corps.
Nos pouvoirs d’intelligence et de volonté proviennent de ce Mental-de-Vérité direct et plus vaste, ou supramental.
La buddhi concentre son action autour de l’idée d’ego : l’idée que nous sommes ce mental, cette vie et ce corps, ou que nous sommes un être mental déterminé par l’action de la vie et du corps. Elle est au service de cette idée d’ego, soit que celle-ci se borne à ce que nous appelons l’égoïsme, soit qu’elle s’élargisse par sympathie avec la vie autour de nous. Ainsi s’élabore un sens de l’ego qui repose sur l’action séparatrice du corps, de la vie individualisée, des réponses mentales ; l’idée d’ego dans la buddhi centralise toute l’action de la pensée, du caractère et de la personnalité de cet ego. La compréhension inférieure et la raison intermédiaire sont les instruments de son désir d’expérience et d’élargissement de soi.
Mais à mesure que la raison et la volonté supérieures se développent, nous pouvons nous tourner vers ce dont ces choses extérieures sont le signe, vers la conscience spirituelle plus haute. Alors nous voyons que le « je » est une réflexion mentale du Moi, de l’Esprit, du Divin, de l’unique existence transcendante, universelle et individuelle dans sa multiplicité. Dès lors, la conscience en laquelle ces choses se rejoignent, où elles deviennent des aspects d’un être unique et trouvent leurs relations justes, peut être débarrassée de tous les voiles du physique et du mental.
Quand la transition vers le supramental s’accomplit, les pouvoirs de la buddhi ne disparaissent pas mais ils doivent tous être convertis en leurs valeurs supramentales. Toutefois, l’étude du supramental et de la conversion de la buddhi relèvent du domaine de la siddhi supérieure ou perfection divine. Notre étude va maintenant se porter sur la purification de l’être humain habituel, car elle nous prépare à cette conversion et nous libère de l’esclavage à notre nature inférieure.
Chapitre 5 : page 122-134