La vérité et la voie divines (Extraits)
Essai sur la Guîtâ
Livre 2 – Chapitre 5
Puis, la Guîtâ continue en dévoilant le secret suprême et intégral, l'unique pensée, l'unique vérité où celui qui recherche la perfection et la libération doive apprendre à vivre et l'unique loi de perfection de ses membres spirituels et de tous leurs mouvements.
Ce suprême secret est le mystère du Divin transcendant qui est tout et partout, et néanmoins tellement plus grand que l'univers et toutes ses formes, et si différent, que rien, ici-bas, ne Le contient, ni ne L'exprime réellement, et qu'aucune langue empruntée aux apparences des choses de l'espace et du temps et à leurs relations ne peut suggérer la vérité de Son être inimaginable.
Par conséquent, la loi de notre perfection est une adoration par toute notre nature et sa soumission à sa source divine et à son divin possesseur.
Le seul moyen fondamental dont nous disposions est de changer notre existence entière dans le monde et non pas seulement telle ou telle partie de notre existence en un unique mouvement tourné vers l'Éternel.
Par la puissance et le mystère d'un Yoga divin, nous sommes passés de Ses inexprimables demeures secrètes en cette nature limitée des choses phénoménales. Par un mouvement inverse du même Yoga, nous devons transcender les limites de la nature phénoménale et recouvrer la conscience plus grande par laquelle nous pouvons vivre en le Divin et Éternel.
*
L'être suprême du Divin se situe par-delà la manifestation : sa vraie image sempiternelle n'est pas révélée dans la matière, non plus qu'elle n'est captée par la vie, ni connaissable par le mental, atchintya-roûpa avyakta-moûrti. Ce que nous voyons n'est qu'une forme, roûpa, qui s'est elle-même créée, non la forme éternelle, swaroûpa, de la Divinité. Il y a quelqu'un ou il y a quelque chose d'autre que l'univers : inexprimable, inimaginable, un Divin ineffablement infini par-delà tout ce que nos plus vastes ou nos plus subtiles conceptions de l'infinité peuvent projeter.
Toute cette trame de choses à quoi nous donnons le nom d'univers, toute cette immense somme mouvante à laquelle nous ne pouvons fixer de limites et dans les formes et les mouvements de laquelle nous cherchons en vain quelque réalité stable, quelque fixité, quelque niveau et quelque point d'où manier un levier cosmique, a été filée, façonnée, éployée par ce suprême Infini, fondée sur son ineffable Mystère supracosmique. Elle repose sur une formulation essentielle qui est elle-même non manifestée et impensable.
Toute cette masse de devenirs toujours changeants, toujours mouvants, toutes ces créatures, ces existences, ces choses, toutes ces formes qui respirent et qui vivent ne peuvent le contenir ni en leur somme ni en leur existence séparée. Il n'est pas en elles ; ce n'est pas en elles, ni par elles qu'il vit, se meut ou a son être Dieu n'est pas le Devenir. Ce sont elles qui sont en lui, ce sont elles qui vivent et se meuvent en lui et puisent en lui leur vérité ; elles sont ses devenirs, il est leur être. En l'impensable infinité intemporelle et aspatiale de son existence, il a éployé ce phénomène mineur d'un univers sans bornes dans un espace et un temps sans fin.
(...)
C'est là le mystère de son être : il est supracosmique et toutefois n'est extracosmique en aucun sens exclusif. Car il imprègne tout l'univers en tant qu'il est son moi ; il y a une lumineuse présence, qui n'est pas involuée, de l'être essentiel de Dieu, marna âtmâ ; elle est en relation constante avec le devenir et, par cette simple présence, il entraîne la manifestation de toutes les existences. Nous avons dès lors ces termes d'Être et de devenir, d'existence en soi, âtman, et d'existences qui dépendent de cette existence, bhoûtâni, d'êtres mutables et d'être immuable.
Mais la plus haute vérité de ces deux relations et la solution de leur antinomie doit être trouvée dans ce qui dépasse celle-ci ; c'est le Divin suprême qui, par le pouvoir de Sa conscience spirituelle, yôga-mâyâ, manifeste à la fois le moi qui contient et Ses phénomènes y contenus. Et ce n'est que par l'union avec Lui en notre conscience spirituelle que nous pouvons arriver à nos vraies relations avec Son être.
[Ensuite, Sri Aurobindo décrit sur plusieurs pages différentes façon de percevoir le Divin, d'en avoir l'expérience.]
Toutes ces expériences spirituelles, pour différentes ou opposées qu'elles soient à première vue, peuvent néanmoins se concilier, si nous cessons d'insister sur l'une ou l'autre exclusivement et que nous voyions cette simple vérité ; la Réalité divine est quelque chose de plus grand que l'existence universelle, mais toutes les choses universelles et particulières sont pourtant ce Divin et rien d'autre – elles l'expriment, pouvons-nous dire, mais ne sont entièrement Cela en aucune partie, ni en aucune somme de leur apparence, et pourtant elles ne pourraient l'exprimer si elles étaient quelque chose d'autre, si elles n'étaient pas un terme et un matériau de l'existence divine. Cela, est le Réel ; mais elles, elles sont ses réalités expressives¹.
1. Même si, dans le mental, nous sentons qu'elles sont comparativement irréelles en face de l'absolument Réel. Lorsqu'on le réduit aux termes de l'expérience spirituelle, le Mâyâvâda de Shankara, mis à part son échafaudage logique, ne se résout à rien de plus qu'une expression exagérée de cette relative irréalité. Au-delà du mental, la difficulté disparaît, n'ayant, là, jamais existé. Les expériences séparées qui se trouvent derrière les différences des sectes religieuses et des écoles de philosophie ou de Yoga, une fois transmués, une fois rejetés leurs enchaînements mentaux divergents, sont harmonisées et, exaltées à leur plus haute intensité commune, sont unifiées dans l'infini supramental.
[Voilà un chapitre ou quelques pages qui feraient le plus grand bien à M. Berton 🙂 – mais c'est une autre histoire. Ensuite, nous avons un paragraphe remarquable de bout en bout pour nous faire toucher les différentes facettes du Divin :]
C'est ce que l'on entend par l'expression, vâsoudévah sarvam itî ; le Divin est tout ce qui est l'univers et tout ce qui est dans l'univers et tout ce qui est plus que l'univers.
La Guîtâ souligne d'abord Son existence supracosmique. Sans quoi, en effet, le mental manquerait son but le plus haut et demeurerait tourné vers le seul cosmique, ou bien attaché à quelque expérience partielle du Divin dans le cosmos.
La Guîtâ met ensuite l'accent sur Son existence universelle en laquelle tout se meut et agit. C'est là, en effet, la justification de l'effort cosmique, et c'est là la vaste conscience spirituelle de soi où le Divin qui se voit comme Esprit du Temps accomplit Ses œuvres universelles.
Non sans une certaine puissance austère, la Guîtâ insiste ensuite sur l'acceptation de la Déité comme habitant divin du corps humain. Car étant l'Immanent dans toutes les existences, si l'habitant divin n'est point reconnu, non seulement la divine signification de l'existence individuelle sera manquée, non seulement l'élan vers nos suprêmes possibilités spirituelles sera privé de sa force la plus grande, mais les relations d'âme à âme en l'humanité resteront sans caractère, limitées et marquées par l'ego.
Enfin, la Guîtâ insiste longuement sur la manifestation divine en toute chose dans l'univers et affirme que tout ce qui est, dérive de la nature, du pouvoir et de la lumière de l'unique Divin. Car cette optique aussi est essentielle à la connaissance de Dieu ; y sont fondées la disposition intégrale de tout l'être et de toute la nature dans le sens de Dieu, l'acceptation par l'homme des œuvres de la Puissance divine en le monde et la possibilité qu'il a de remodeler sa personnalité mentale et sa volonté selon les lignes de l'action de Dieu, transcendante en son origine, cosmique en son motif, transmise par l'individu, le djîva.
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[Dans le paragraphe suivant en vient a aborder une difficulté supplémentaire :]
La Déité suprême, le Moi immuable derrière la conscience cosmique, la Divinité individuelle dans l'être humain et le Divin secrètement conscient ou partiellement manifesté dans la Nature cosmique et dans toutes ses œuvres et toutes ses créatures, sont alors une seule réalité, un seul Divin.
Mais les vérités que nous pouvons avancer avec le plus d'assurance sur l'un des statuts de Être unique se changent en leur contraire ou voient leur sens modifié lorsque nous tentons de les appliquer à d'autres.
Ainsi le Divin est-Il toujours le Seigneur, Îshwara ; mais il ne s'ensuit pas que nous puissions crûment appliquer aux quatre domaines l'idée de Sa souveraineté et de Sa maîtrise essentielles de la même manière, exactement, et sans y rien changer.
[Alors, dans les pages suivantes Sri Aurobindo va tâcher de nous expliquer ces nuances très subtiles. En voici quelques passages significatifs :]
Suprême Divin supracosmique, Il est à l'origine de tout ; Il est au-dessus de tout, force tout à se manifester, mais ne se perd pas dans ce qu'il crée, ni ne s'attache aux œuvres de Sa Nature.
(…)
Dans l'individu, Il est, au temps de l'ignorance, la secrète Divinité en nous qui contraint tout à tourner sur la machine de la Nature sur laquelle l'ego est emporté comme une partie du mécanisme, à la fois entrave et commodité. Mais tout le Divin étant en chaque être, nous pouvons nous élever au-dessus de cette relation en transcendant l'ignorance. Car nous pouvons nous identifier avec le Moi unique, soutien de toute chose, et devenir le témoin et le non-exécutant.
(…)
Ainsi la Guîtâ commence-t-elle par affirmer que le Suprême contient toute chose en Lui-même, mais sans être en aucune, matsthâni sarva-bhoûtâni, "toutes sont situées en Moi, non point Moi en elles". Et toutefois, elle poursuit aussitôt en disant : "Cependant, les existences ne sont point situées en Moi, Mon être porte en lui toutes les existences et n'est point situé dans les existences."
Par ailleurs, semblant se contredire, elle insiste sur le fait que le Divin s'est logé, a pris demeure en le corps humain, mânoushîm tanoum âshritam, et qu'il est nécessaire de reconnaître cette vérité pour libérer l'âme par la voie intégrale des œuvres, de l'amour et de la connaissance.
Ces déclarations ne sont qu'apparemment antinomiques. C'est en tant que Divin supracosmique qu'il n'est pas dans les existences, non plus, d'ailleurs, qu'elles ne sont en Lui ; car la distinction que nous faisons entre Être et devenir ne s'applique qu'à la manifestation dans l'univers phénoménal. Dans l'existence supracosmique, tout est l'Être éternel, et à supposer qu'il y ait là aussi une multiplicité quelconque, tous sont des êtres éternels ; l'idée spatiale d'immanence ne peut intervenir, un être absolu et supracosmique n'étant pas affecté par les concepts de temps et d'espace qui sont créés ici-bas par la Yogamâyâ du Seigneur. Là, ce qui doit être la fondation, c'est une coexistence spirituelle et non pas spatiale ou temporelle, une identité et une coïncidence spirituelles.
Mais en revanche, dans la manifestation cosmique, il y a déploiement de l'univers dans l'espace et le temps par Être suprême non manifesté et supracosmique, et dans ce déploiement Il apparaît d'abord comme un moi qui supporte toutes les existences, bhoûta-bhrit, Il les porte en Son existence essentielle qui imprègne tout.
Et l'on peut même dire que, par ce moi omniprésent, le Moi suprême aussi, le Paramâtman porte l'univers ; Il en est l'assise spirituelle invisible et Il est la cause spirituelle cachée du devenir de toutes les existences. Il porte l'univers comme l'esprit secret en nous porte nos pensées, nos œuvres, nos mouvements. Il semble imprégner et contenir le mental, la vie et le corps, les soutenir par Sa présence ; mais cette imprégnation elle-même n'est pas matérielle, c'est un acte de la conscience ; le corps lui-même n'est qu'un acte constant de la conscience de l'esprit.
*
Ce Moi divin contient toutes les existences ; toutes sont situées en lui, non pas matériellement en essence, mais dans cette vaste conception spirituelle de l'être en soi dont notre trop rigide notion d'un espace matériel et éthérique n'est qu'une adaptation dans les termes du mental physique et des sens. En réalité, tout, même ici, est coexistence, identité et coïncidence spirituelles ; mais c'est une vérité fondamentale que nous ne pouvons pas appliquer tant que nous n'avons pas fait retour à la conscience suprême.
(…)
Le Moi est un, non pas multiple ; mais l'universel s'exprime en tant que toute existence et, comme il y paraît, il est la somme de toutes les existences. L'un est Être ; l'autre est Pouvoir Être se mouvant, créant et agissant dans l'existence de l'Esprit fondamental qui soutient et est immuable.
(…)
Mais dans le mouvement aussi est toutefois le Divin, lequel réside en la multiplicité comme Seigneur de chaque être, En lui, ces deux types de relations sont vrais au même moment, L'un est d'existence en soi vis-à-vis du mouvement universel ; l'autre, l'immanence, d'existence universelle vis-à-vis de ses propres formes. L'un est une vérité d'être en son immuabilité qui contient tout, existante en soi ; l'autre est une vérité de Pouvoir du même être manifesté en le gouvernement et l'inspiration des mouvements où il se voile et se révèle.
(…)
Le moi silencieux qui imprègne et soutient le cosmos n'est pas affecté par les changements de celui-ci, car, tout en en étant le soutien, il n'y participe pas. Ce Moi le plus grand, ce Moi supracosmique suprême n'en est pas non plus affecté, car il les dépasse et éternellement les transcende.
(…)
Mais aussi, puisque cette action est l'action de la Nature divine, swâ prakritih, et que la Nature divine ne peut jamais être séparée du Divin, en toute chose qu'elle crée le Divin doit être immanent.
C'est là un genre de relation qui n'est pas toute la vérité de l'être divin, mais ce n'est pas davantage une vérité que nous puissions si peu que ce soit nous permettre d'ignorer.
Il est logé dans le corps humain. Ceux qui ignorent Sa présence, qui méprisent, à cause de ses masques, la divinité sous la forme humaine, sont égarés et joués par les apparences de la Nature et ne peuvent réaliser qu'existe le Divin secret au-dedans, qu'il soit conscient dans l'humanité ainsi dans l'Avatar ou voilé par Sa Maya.
Ceux qui possèdent une grande âme, qui ne sont pas enfermés dans leur idée d'ego, qui s'ouvrent au divin hôte intérieur, savent que l'esprit secret en l'homme, qui paraît ici-bas borné par la nature humaine limitée, est la même ineffable splendeur qu'au-delà nous adorons comme Divinité suprême.
Ils prennent conscience de son plus haut statut en lequel il est maître et seigneur de toutes les existences et ils voient cependant que, dans chaque existence, il est encore la Déité suprême et le Divin immanent. Tout le reste est une limitation de soi en vue de manifester les variations de la Nature dans le cosmos.
Ils voient également que, du fait que c'est la Nature du Divin qui est devenue tout ce qui est dans l'univers, tout ici-bas, dans sa réalité intérieure, n'est autre que le Divin unique, tout est Vâsoudéva, et ils L'adorent non seulement comme le Divin suprême au-delà, mais ici-bas dans le monde, en Son unité et en chaque être séparé.
Ils voient cette vérité et, en cette vérité, vivent et agissent ; ils L'adorent, Le vivent, Le servent à la fois comme le Transcendant par rapport aux choses, comme Dieu dans le monde et comme le Divin dans tout ce qui est ; ils Le servent par les œuvres sacrificielles, Le recherchent par la connaissance, ne voient nulle part rien d'autre que Lui et haussent tout leur être vers Lui à la fois en Son moi et en toute Sa nature intérieure et extérieure.
Ils savent que cela est la grande et parfaite voie ; car c'est la voie de l'entière vérité de l'unique Divin suprême, universel et individuel.
[En conclusion, je me trompe peut-être, mais il me semble que même si nous ne saisissons qu'une toute petite chose dans ce que nous explique Sri Aurobindo, ce sont de clefs tellement puissantes, que cette toute petite chose peut nous amener tout près d'un grand progrès.]