L'essence du Karma-Yoga
Les ouvrages de Sri Aurobindo ne sont pas trop simples, et je suis pourtant arrivé à les lire jusqu'au bout, et même à y trouver un vif plaisir. Cependant, j'ignore pourquoi, avec Essai sur la Guîtâ, je n'ai jamais réussi à dépasser le Livre premier. Troisième tentative pour le terminer.
L'essence du Karma-Yoga termine le Livre premier, et en ce sens, il est très intéressant, car il reprend et résume les bases du Karma-Yoga et ouvre les perspectives sur les aspects ultérieurs. Extraits :
Les six premiers chapitres de la Guîtâ forment une sorte de bloc préliminaire de l’enseignement ; tout le reste, à savoir les douze autres chapitres élaborent certaines figures inachevées de ce bloc qui y sont perçues comme de simples suggestions derrière la vaste exécution des motifs principaux ; mais elles sont en soi d’une importance capitale, on les réserve donc pour un traitement encore plus ample des deux autres aspects de l’œuvre.
[…]
Arjuna lui-même, si l’Instructeur devait interrompre ici son discours, pourrait bien objecter : « Tu as beaucoup parlé de la destruction du désir et de l’attachement, de l’égalité, de la conquête des sens et de la tranquillisation du mental, de l’action impersonnelle et sans passion, du sacrifice des œuvres, du renoncement intérieur comme étant préférable au renoncement extérieur, et je comprends ces choses intellectuellement, si difficiles qu’elles puissent me sembler en pratique.
Mais Tu as dit aussi qu’il faut s’élever au-dessus des gounas lors même que l’on demeure dans l’action, et Tu ne m’as pas dit comment fonctionnent les gounas, et tant que je ne le saurai point, il me sera difficile de les détecter et de m’élever au-dessus d’eux.
En outre, Tu as parlé de la bhakti, et qu’elle est le plus grand élément du Yoga, et toutefois Tu as beaucoup parlé des œuvres et de la connaissance, mais très peu ou pas du tout de la bhakti. Mais la bhakti, cette chose suprême, à qui faut-il l’offrir ? Certainement pas au Moi immobile et impersonnel, mais à Toi, le Seigneur.
Dis-moi alors ce que Tu es, Toi qui, de même que la bhakti est encore plus grande que cette connaissance de soi, es plus grand que le Moi immuable, lequel toutefois est plus grand que la Nature mutable et que le monde de l’action, de même que la connaissance est plus grande que les œuvres. Quel rapport y a-t-il entre ces trois choses ? entre les œuvres, la connaissance et l’amour divin ? entre l’âme dans la Nature, le Moi immuable et ce qui est tout ensemble le Moi universel sans changement et le Maître de la connaissance, de l’amour et des œuvres, la suprême Divinité qui est ici avec moi dans cette grande bataille et ce massacre, mon aurige dans le char de cette action féroce et terrible ? »
C’est pour répondre à ces questions que le reste de la Guîtâ est écrit, et dans une solution intellectuelle complète il faut en effet les aborder sans retard et les résoudre.
...]
La solution de la Guîtâ est de s’élever au-dessus de notre être naturel et de notre mental normal, au-dessus de nos perplexités intellectuelles et morales, en une autre conscience avec une autre loi d’être et donc un autre point de vue pour notre action, là où ni le désir personnel ni les émotions personnelles ne la gouvernent plus ;
où les dualités s’évanouissent ;
où l’action n’est plus nôtre et où, par conséquent, le sens de vertu personnelle et de péché personnel se trouve dépassé ;
où l’universel, l’impersonnel, l’esprit divin élabore par notre entremise son dessein dans le monde ;
où nous-mêmes, par une nouvelle et divine naissance, sommes changés en êtres de cet Être, en consciences de cette Conscience, en pouvoirs de ce Pouvoir, en béatitudes de cette Béatitude et où, ne vivant plus en notre nature inférieure, nous n’avons pas d’œuvre à œuvrer qui nous soit propre, pas de but personnel à poursuivre, mais où, si nous œuvrons tant soit peu — et c’est le seul problème et la seule difficulté véritable qui demeurent —, nous n’accomplissons que les œuvres divines, celles dont notre nature extérieure n’est qu’un instrument passif et non plus la cause, dont elle ne fournit plus le mobile, la force motrice étant au-dessus de nous, dans la volonté du Maître de nos œuvres.
Et cela nous est présenté comme la vraie solution, parce qu’elle remonte à la vérité réelle de notre être ; et il tombe sous le sens que de vivre selon la vérité réelle de notre être représente la plus haute solution, et la seule qui soit entièrement vraie, aux problèmes de notre existence.
Notre personnalité mentale et vitale est une vérité de notre existence naturelle, mais une vérité de l’ignorance, et tout ce qui s’y rattache est de même une vérité de cet ordre : valide en pratique pour les œuvres de l’ignorance, mais sans plus de validité lorsque nous revenons à la vérité réelle de notre être.
Or, comment pouvons-nous en fait être sûrs que ce soit la vérité ?
Il n’en est pas question tant que nous nous satisfaisons de notre expérience mentale ordinaire ; car notre expérience mentale normale est entièrement celle de cette nature inférieure emplie par l’ignorance. Nous ne pouvons connaître cette vérité qu’en la vivant, c’est-à-dire en passant par-delà l’expérience mentale dans l’expérience spirituelle : par le Yoga. Vivre l’expérience spirituelle jusqu’à tant que nous cessions d’être mentaux et devenions des esprits, jusqu’à tant que, affranchis des imperfections de notre nature présente, nous soyons capables de vivre entièrement dans notre être réel et divin, c’est en effet cela qu’en fin de compte nous entendons par Yoga.
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Ce transfert ascendant du centre de notre être et la transformation, qui en découle, de toute notre existence et de toute notre conscience, avec, pour résultat, un changement dans tout l’esprit et tout le mobile de notre action, l’action demeurant souvent la même précisément que dans ses apparences extérieures, c’est cela qui constitue l’essentiel du Karma-Yoga de la Guîtâ.
Change ton être, renais en l’esprit et, par cette nouvelle naissance, poursuis l’action que t’a fixée l’Esprit au-dedans, tel est, peut-on dire, le cœur de son message.
Ou encore, formulé autrement, avec un sens plus profond et plus spirituel, fais de l’œuvre que tu dois accomplir ici le moyen de ta renaissance intérieure spirituelle, de la naissance divine, et, devenu divin, accomplis encore les œuvres divines comme instrument du Divin pour guider les peuples.
Il est dès lors deux choses que l’on doit clairement poser et saisir clairement, le moyen de ce changement, de ce transfert ascendant, de cette nouvelle naissance divine, et la nature de l’œuvre ou plutôt l’esprit dans lequel l’accomplir, puisqu’il n’est pas besoin que la forme extérieure en change aucunement, bien qu’en réalité la portée et le but en deviennent tout différents.
Mais ces deux choses sont pratiquement la même, élucider l’une revenant à élucider l’autre. L’esprit de notre action naît de la nature de notre être et de la fondation intérieure qu’elle a prise, mais aussi cette nature est elle-même affectée par la tendance et l’effet spirituel de notre action ; un très grand changement dans l’esprit de nos œuvres change la nature de notre être et modifie la fondation qu’il a prise ; il déplace le centre de force consciente à partir duquel nous agissons.
Si la vie et l’action étaient entièrement illusoires, comme certains le voudraient, si l’Esprit n’avait rien à faire avec les œuvres ou la vie, il n’en serait pas ainsi ; mais l’âme en nous se développe par la vie et les œuvres ; en fait, ce n’est pas tant l’action elle-même que la façon dont travaille la force intérieure de notre âme qui détermine ses relations avec l’Esprit.
Ainsi, en vérité, se justifie le Karma-Yoga comme moyen pratique de la réalisation supérieure de soi.
[...]
Si nous regardons les seuls faits psychologiques sur lesquels reposent ces distinctions philosophiques — la philosophie n’est qu’une façon de nous formuler intellectuellement à nous-mêmes et dans leur signification essentielle les faits psychologiques et physiques de l’existence et leurs rapports avec toute réalité fondamentale susceptible d’exister —, nous pouvons dire qu’il y a deux vies qu’il nous est loisible de mener, la vie de l’âme absorbée dans les opérations de sa nature active, identifiée avec ses instruments psychologiques et physiques, limitée par eux, bornée par sa personnalité, soumise à la Nature, et la vie de l’Esprit, supérieure à ces choses, vaste, impersonnelle, universelle, libre, illimitée, transcendante, soutenant avec une égalité infinie son être et son action naturels, mais les dépassant par sa liberté et son infinitude.
Nous pouvons vivre dans ce qui est à présent notre être naturel et nous pouvons vivre dans notre être plus grand, notre être spirituel. Telle est la première grande distinction sur laquelle est fondé le Karma-Yoga de la Guîtâ.
[...]
Ce qui agit en nous est encore la volonté de l’être naturel s’emparant des contacts du monde extérieur afin de satisfaire les différentes phases de sa personnalité, et la volonté dans cette prise de possession est toujours une volonté de désir, de passion et d’attachement à nos œuvres et à leurs résultats, la volonté de la Nature en nous ; notre volonté personnelle, disons-nous, mais notre personnalité égoïste est une création de la Nature ; elle n’est ni ne peut être notre moi libre, notre être indépendant. Tout cela est l’action des modes de la Nature.
Chapitre 24 - page 335